Patrimoine : e retour du refoulé

La réflexion qui suit tire sa ressource de la participation par notre collaborateur au colloque « The Fetish A(r)t Work : African Objects In The Making Of The European Art History 1500-1900 », organisé par le Clark Art Institute aux USA.
La météo annonçait de la pluie. Fine, elle est au rendez-vous et met à contribution les essuie-glaces depuis que nous sommes partis de Williamson, direction Albany et l’aéroport international, back to 237 via Washington Dulles cette fois et non plus New-York-Newark. Monsieur Paul, le chauffeur, a emprunté un autre itinéraire qu’à mon arrivée ce mercredi 18 Octobre 2023, au bord du crépuscule et à l’heure du dîner : y’avait pas un chat dehors et pour cause. « Histoire de vous faire voir encore du pays » qu’il a dit en démarrant et cette attention délicate me touche autant qu’elle laisse entrevoir son attachement à cette paisible country. Jour d’emplettes, le trafic se fait plus dense aux abords des bourgades qu’on traverse.
Monsieur Paul est de toute évidence rendu au troisième âge et il exerce ce métier depuis une vingtaine d’années au service de la même compagnie privée de voiturage. Le SUV noir fuse à travers un paysage bucolique paré des couleurs de l’automne, ce jaune et ce roux qui ont inspiré et inspirent encore tant de poètes et poétesses en Whiteland. Rainy day, mon premier séjour aux States s’achève ce samedi 21 octobre 2023, sur cette ode inoxydable à la mélancolie du flamboyant gaucher électrique, le Voodo Child aka Jimi Hendrix. Comment au fil des kilomètres bordés de modestes maisonnettes en bois sans clôture, ouvertes l’une sur l’autre et comme surgies de la pelouse verte, ne pas avoir une pensée pour son émule Zanzibar aka Zanzi, le génial Lead Guitar des Têtes Brûlées, passé précocement dans la contrée des spectres, il y a trente cinq ans jour pour jour, sans crier gare ?
The Clark Institute
Jusqu’à ce que je découvre, dans ma mail-box le 12 octobre 2022, l’invitation me conviant à participer au colloque « THE FETISH A(R)T WORK : AFRICAN OBJECTS IN THE MAKING OF THE EUROPEAN ART HISTORY 1500-1900 », j’ignorais tout du Clark Art Institute. Je tombais des nues et encore plus après une consultation de Google. Issu de la donation d’un couple de collectionneurs, Sterling et Francine Clark, et ouvert au public en 1955, le Clark Art Institute est là la fois un musée prisé pour la qualité de ses collections et un lieu phare de la conversation mondiale sur l’art et l‘histoire de l‘art. Du 19 au 20 octobre 2023, j’allais me frotter à des universitaires de gros calibre en Yankeeland. Après m’avoir fait une place dans le numéro 876-878, Mai-Juin-Juillet 2020, de la revue Critique et intitulé Art Noir, l’instigatrice de ce colloque au Clark Art Institute, Anne Lafont, m’embarquait cette fois vers les hautes cimes. Objectif de cette complicité intellectuelle née au printemps 2018, à la faveur du séminaire ‘’Cosmocides’’ que Dominique Malaquais et moi organisions à Paris : faire entendre une voix venue d’ailleurs en ces cénacles blottis dans la confortable et douillette autoréférentialité du spécialisme.
Le statut d’outsider patenté dans ce champ intersectant art, histoire, anthropologie et épistémologie, me convient assez. Même si en soi il n’est guère commode à exercer au voisinage nord de la latitude zéro, dans un contexte vitrifié par l’injonction de s’aligner sur le comportement des fayots de service pour exister et donc se soumettre aux humeurs cruelles des meneurs du fiasco historique : en « terre chérie », les Longs-Crayons font la loi et n’entendent pas que des intrus se glissent sur leur territoire en ivoire. Dans ces eaux souvent troubles pourtant, connaissance rime encore avec diplôme au 21ème siècle. Comme si notre époque sous égide du texte n’était pas truffée de livres auxquels il suffit d’accéder pour s’éclairer par la lecture chez soi. C’est peut-être bien à dessein, en l’occurrence se protéger ainsi de toute concurrence et se maintenir en position dominante, selon la funeste équation savoir = pouvoir, qu’il n’y a point de bibliothèque digne de ce nom dans tout ce pays vert-rouge-jaune. Quand celle du Clark se targue de 300.000 ouvrages, excusez du peu, et figure parmi les mieux achalandées aux States, s’agissant de l’histoire de l’art. Devrais-je mentionner ici toutes les autres aménités dont est pourvu ce campus s’étendant sur une petite soixantaine d’hectares, dédié à la curiosité, lesquelles contribuent à en faire ce magnifique havre d’impesanteur dans les Berkshires, fréquenté par un public de tous âges ? Il vaut mieux les passer sous silence pour éviter le vertige, voire une commotion cérébrale aux lecteurs/lectrices ordinaires, aussi bien qu’aux membres de la caste parcheminée : dans ce miroir tendu, leur reflet serait passablement hideux.
Tabula rasa
Quelle mouche, bleue ou pas, le piqua donc en ce printemps 2018? On se pose encore la question, ici et là. Une suggestion du collège africain de conseillers pour s’attirer les bonnes grâces du cru ? Ou de Lionel Zinsou, son collègue chez Rothschild, candidat malheureux à la présidentielle remportée par Patrice Talon et dont la fille Marie-Cécile a pignon sur rue dans le domaine artistique au Bénin? Est-ce qu’Emmanuel Macron avait seulement un tantinet conscience du remous qu’il allait déclencher en décrétant unilatéralement la restitution aux pays d’origine du patrimoine africain détenu par les musées de France et de Navarre ? A moins que ce ne soit une résurgence de son séjour en secrétaire auprès de Paul Ricœur[1] ? Au grand dam d’une corporation, celle de la conservation et on a entendu la vexation publique du président d’un musée, cette décision équivalait de facto à la réouverture de l’enquête sur un « Cold Case » XXL : la dépossession des ressources esthétiques de l’Afrique noire par la geste coloniale sous égide faustienne aka tabula rasa.
Faustienne car cette épopée cruelle s’épanouit au 18ème et au 19ème siècle, dans le déploiement tous azimuts d’une hubris dont le personnage créé par Goethe est la figure symbolique clôturant l’âge prométhéen. Même si le pillage culturel de l’Afrique, en tant que tel, commence sûrement plus tôt, avant la Conférence de Berlin. Sur fond de christianisation et de diabolisation des spiritualités locales, la locution latine dit bien ce que fut cette opération d’effacement systématique d’un monde, soit l’équivalent en menuiserie de raboter une planche et la rendre lisse pour un ouvrage quelconque : lit, chaise, porte, fenêtre, etc. La tabula rasa participe à ce strict titre de la crue d’entropie qui ternit l’odyssée altricielle sur Terre en ces jours de sixième extinction des espèces due aux externalités de la civilisation thermo-industrielle pilotée par le culte narcissique et faustien du Moi.
Le massacre des pangolins est un tragique avatar de cette destruction de notre « nuit sensible », soit le sens de la Beauté selon l’essayiste Annie Lebrun[2] : la conscience aigüe de la fragilité du vivant en était constitutive naguère, étayant le respect de l’altérité, étendu au domaine du non-humain. Juchés sur leur arrogance positiviste et drapés de la logique du tiers-exclu, les anthropologues ont disqualifié en animisme les rapports diplomatiques autrement subtils que ces collectifs précoloniaux, soucieux du tout et donc de complexité, entretenaient avec les autres espèces usufruitières de la biosphère. Ces femmes et ces hommes corsetés dans le réductionnisme n’ont vu que « des êtres psychiquement désemparés devant les forces de la nature, tentés de rechercher la protection de terribles puissances de l’invisible au prix de quelque aliénation inévitable de leur personne »[3], là où en réalité chaque geste du quotidien, aussi menu fut-il, s’inscrivait dans la perspective de réduire l’entropie à sa plus simple expression, de la contenir. Soit un formidable aveuglement épistémique que le « tournant anthropologique » s’est efforcé à sa manière de réparer en réhabilitant ces conceptions du monde discréditées jadis, sous la houlette de Philippe Descola, Tim Ingold, Eduardo Viveiros de Castro et consorts.
Sourcilleux héritiers de Kant, Hegel, Nietzche, Leibnitz et Cie, les chevaliers ardents du rationalisme faustien se dressent contre le recours à ces matrices cognitives pour la critique analytique et dans la conversation globale, tant ils tiennent cette démarche pour un dangereux recul obscurantiste. Qu’il faille alors se munir de la linguistique et de la biologie moléculaire pour rendre compte au plus juste d’une divination africaine, leur semble le comble de l’incongruité et irrecevable. La divination en son principe ne vise-t-elle pas pourtant, comme le data mining, à la réduction de l’incertitude, à extraire d’un fatras de données brutes une information objective et utile ? On parle même de quoi ? Et ces algorithmes prédictifs fondés sur l’absorption de vastes contenus ? Les commentaires de tout poil qui fleurissent sur les objets africains depuis leur lointaine spoliation, ainsi que la passion au long cours les entourant, ont négligé jusqu’à ce jour leur portée cognitive. Labellisés jadis « fétiches », ils n’en auront pas moins contribué à l’échafaudage de l’histoire occidentale de l’art et c’est précisément ce que cette Clark Conference se donnait pour thème d’échanges en ce mois d’Octobre 2023, durant deux jours intenses, dans un cadre unique et stimulant.
Toute la lumière
Il ne suffit pas en effet que le néo-chauvinisme africain en quête de fierté indexe le geste appropriatif du Picasso et s’en serve comme un mantra indépassable. Le masque Fang acquis par son ami André Derain présentait en effet les caractéristiques de la géométrie riemannienne, ses trois angles faisant plus de 180° et c’est ce qui attire alors son attention. Adieu Euclide. L’Espagnol ambitieux et ses pairs fréquentaient la quatrième dimension en la personne d’Alexandre Lobatchevski, un mathématicien russe exilé à Paris. Tout son art de plasticien aura ainsi consisté à fourrer les trois dimensions dans deux, sauf que le storytelling ne le dit pas souvent ainsi. La cote des objets de la culture fang reste une des plus élevées sur ce marché basé à Maastricht. On en veut pour preuve ce masque du ngil cédé pour 150 euros par un couple ignorant et qui se retrouve quelques semaines plus tard vendu quatre millions et demi d’euros dans une vente aux enchères. Quel collectionneur accepterait de se séparer du sien sans l’assurance de réaliser une plus-value substantielle ? Aucun : Luc Boltanski et Arnaud Esquerre l’expliquent dans un ouvrage remarquable traitant du statut de la marchandise à l’ère postfordiste[4]. Ces artefacts africains sont en effet des valeurs de refuge pour les investisseurs, depuis que le capitalisme virant financier au seuil des 70s, avec le premier choc pétrolier, a érigé l’œuvre d’art en Everest de la rareté, en marge des instruments financiers de sauvegarde de la valeur dont le swap est l‘ancêtre. Qui l‘eut cru au temps de Marcel Lévy-Bruhl et des dadaïstes ?
« Du noir tirons toute la lumière » a de son temps pu dire Tristan Tzara, le déjanté meneur en Suisse du mouvement Dada. Que n’avait-il pas compris/perçu dans la proximité avec l’esthétique des objets africains, leur arme de subversion favorite ? Cette recommandation ne fut pas perdue et a produit un Pierre Soulages, le peintre de l’ultra-noir. Siège de l’intelligible, l’en-haut tel que le conçoivent les Mwaba-Gurma, est une totalité continue de lumière. Coïncidence ? Cherchez l’erreur ? Le colloque sur le fétiche tenu au Clark Institute a permis de faire la lumière sur l’impact de cette notion ad-hoc dans la constitution du domaine de l’histoire de l’art en Occident. Peut-être pas toute la lumière, certes. Il n’en demeure pas moins que le lieu d’où chaque orateur a tenu son propos méritait une attention soutenue. Au vu des accointances coloniales de l’Europe avec les mondes africains sous maintes facettes, il était tout à fait plausible que la curiosité du Derain s’arrête sur un masque Fang et il est temps d’aller au-delà de ce fait historique consommé.
Qui réhabilitera le Mvett et sa philosophie de la présence magique/performative au monde : ce que Je dis se réalise sur le champ, instantanément ? Qui réhabilitera le socle cognitif de la divination par les huit cordelettes des Mwaba-Gurma, laquelle tient le culte du Moi pour Le problème majeur de notre époque entraînée par l’Oxydant et son hubris entropique ? Les termes de référence de cette charte de la complexité du réel fustigent/réprouvent l’accumulation. Elle stipule que l’homme est la nature se tenant debout et marchant avec deux jambes, un être libre dont le premier devoir est de s’affranchir des engrenages et de s’exprimer. La similitude entre la vision du monde qu’elle professe et celle d’un Carlo Rovelli, théoricien de la gravitation quantique, sous le signe de la danse à trois[5], laisse pour le moins rêveur. Il y a quelque chose de l’ordre du retour irrépressible du refoulé dans cette effervescence intellectuelle autour de la présence noire occultée dans l’Histoire écrite par les vainqueurs. Peter Sloterdijk y voit une tribunalisation[6]. Même si elle ne dit pas toujours son nom, il s’agit de faire le procès de l’hégémonie occidentale depuis sa source au 15ème siècle dans un système de démence. Lequel fraya la voie à une désinhibition sévissant aux confins des injonctions sévères du catéchisme catholique.
Lionel Manga, Critique d’art, Douala (octobre 2023)
[1] Il le remercie pour son assistance in L’histoire, la mémoire, l’oubli, Seul, 2000
[2] Ce qui n’a pas de prix, Stock, 2018
[3] La divination par les huit cordelettes chez les Mwaba-Gurma, Albert de Surgy, l’Harmattan 1985
[4] L’économie de l’enrichissement, Gallimard, 2018
[5] Helgoland, Le sens de la mécanique quantique, Carlo Rovelli, Flammarion, 2021
[6] Le Palais de cristal, Hachette Littératures, 2008