La trajectoire scripturale de Kamdem Souop révèle le processus de maturation d’une plume singulière qui comptera désormais dans la classe élitaire des auteurs africains. C’est par des nouvelles que l’aventure de l’écriture commence et accroche dès le départ. Même si la première nouvelle avec Le vengeur glisse très souvent sur la mémoire comme de l’eau sur une pente, parce que noyée dans un collectif qui pourtant le révèle en 2004, il n’en va pas de même pour La danse des maux, un recueil de nouvelles (L’Harmattan, 2008, 91 p.) qui accroche par la variété des thèmes et le souci de profondeur des sujets abordés : récit de vie d’hommes et de femmes ordinaires ; chaos des sociétés angolaises et camerounaises; drame d’une enfant soldat en Angola, des enfants de la rue à Yaoundé; histoire d’un vieil homme torturé pour un dossier administratif et la réalité de la police camerounaise; passion meurtrière des Africains pour le football; crise de l’écrit chez un jeune auteur.
En six nouvelles, Kamdem Souop passe en revue l’essentiel du mal vivre du quotidien de ses contemporains. «Mourir de vivre» est le désenchantement de Lupita Gonzaga, cette innocente angolaise que la vie a transformée en enfant soldat, après le froid assassinat de ses parents sans raison par la junte militaire, dont son frère Miguel et elle sont les principaux témoins oculaires. Après fugue, elle est recueillie par un couple chrétien : Roberto et Maria. Le trauma de la guerre ne laisse aucune chance pour l’amour qu’elle éprouve pour Roberto. Le suicide est son issue, comme l’indique sa missive testamentaire : «Je meurs d’avoir vécu la haine au sommet de son horreur, L’amour au faîte de son impossibilité … Je meurs de vivre …» (p.11).
«Un bon dossier» comme celui de Kalka Mohamadou, valeureux fonctionnaire camerounais, ne suffit pas aux bureaucrates de Yaoundé pour lui faire bénéficier de ses états de service. En dépit de son âge avancé, la navette qu’il entreprend entre Yagoua et la capitale du pays pour n’y subir que déroute et moqueries ne contribuent qu’à le ruiner et le réduire à la mendicité. C’est un retour bredouille pour Kalka Mohamadou face à ces bureaucrates de Yaoundé qui rendent des sévices à la nation au lieu de lui rendre des services.
«Nang-toi ta chose !» révèle la banalisation de la vie des enfants de la rue. Cavaye, pauvre enfant de la rue, paye de sa vie le prix d’un larcin d’une pièce de 25 francs. Cette piécette fatale abandonnée sur le comptoir d’une revendeuse devait lui permettre d’acheter de la colle à sniffer afin de s’évader quelques temps de ce monde oppressant qui l’entoure. La justice populaire lui supprime la vie ; il n’aura plus à vivoter !
Dans «Salut l’artiste», Bikaï, brigand avéré, est considéré comme un artiste. Malgré la loyauté du policier qui s’engage fermement dans la répression des récalcitrants, cet «artiste» ne laissera dans les geôles que ceux qui ne savent pas « bien parler ». Il développe des stratagèmes pour vivre.
«Ma vie de chienne» relate le choix de vie des prostituées qui réussissent à faire recettes, mais sans aucune garantie de sécurité. Par la voix d’outre-tombe comme chez Chateaubriand, une jeune offre le témoignage de cette forme de vie qui ne débouche que sur la ruine de la vie familiale, le désespoir, des regrets.
«La finale» fait réfléchir à la course à l’emploi, chacun étant en quête d’un métier noble pour sortir du stress, pour traverser les écueils du quotidien.
Si les questions d’immigration, de transnationalisme, d’exterritorialité et les difficiles circulations et traversées sont de riches thèmes traités avec une grande valeur symbolique, c’est toujours pour explorer en lame de fond un sujet universel et atemporel : l’amour.
«La danse des mots» montre que vivre véritablement c’est comme prendre part à une danse, à la façon d’Amour et d’Alex que les mots auront réunis et qui sont pourtant prêts à aller à la séparation. Les mots sont partout, pour tout dire, pour tout faire danser, car vivre c’est prendre part à une danse délicate.
Chercher ses marques
Bref, les bouleversements de la société contemporaine attirent le regard vif d’un jeune observateur de la scène sociale dont la plume se fait truculente pour narrer toutes les crises multiformes qui caractérisent la vie africaine de son époque. Le revirement vers un genre narratif plus élaboré et plus exigeant – le roman- constitue pour cet écrivain camerounais une étape importante qu’on peut considérer comme la sortie de l’adolescence littéraire.
H comme h… ou l’histoire d’un amour handicapé (roman, L’Harmattan, 2005, 74p.) est le récit d’une vie écrite à l’encre d’une triple prison : la guerre, le proxénétisme et la condition de handicapé. Ce roman traduit le point où l’auteur cherche ses marques à travers des mises en abyme de micro-récits, témoignages fictionnels des avatars de la mondialisation : L’exil en Orient d’une jeune femme échappant à l’esclavage du Sud et la guerre au Nord ; Les risques et intempéries de la traversée des frontières. On y rencontre des thèmes tels l’errance, l’insécurité, la guerre, la violence, les discriminations sociales, le travail des enfants, le proxénétisme, le travail des enfants, l’exploitation sexuelle des enfants (sodomie, viol), car «les garçons se faisaient sauter la malle-arrière» tandis que les filles se faisaient «farcir le petit minou» (p.60).
Si les questions d’immigration, de transnationalisme, d’exterritorialité et les difficiles circulations et traversées sont de riches thèmes traités avec une grande valeur symbolique, c’est toujours pour explorer en lame de fond un sujet universel et atemporel : l’amour. Sauf qu’ici, il s’agit d’un amour sui generis : L’amour pur et vrai entre Habitounou et Haguba qui transcende à la fois handicap physique et handicap psychologique des deux protagonistes. Finalement, cet amour ne semble pas si handicapé que cela. Peut-être s’agit-il davantage de l’amour des Handicapés que d’autre chose ! Peut-être même est-ce le récit d’un amour réparateur, d’un amour panacée qui aura guéri ces êtres exceptionnels de Habitounou et Haguba d’une traversée de désert épouvantable.
Il n’est plus trop question ici de la vie d’enfance, de jeunesse ou de la vie des adultes vue par un jeune comme dans La danse des maux, même si l’esthétisation originale des crises demeure le point sur lequel l’écrivain campe son expression littéraire. Ces deux publications que sont La danse des maux et H comme h…ou l’histoire d’un amour handicapé se lisent aisément par les jeunes qui redoutent souvent des lectures exigeantes parce ce que peu volumineux et à la langue accessible. Si la langue française se fait belle chez Kamdem Souop, elle est davantage embellie par l’usage, à chaque fois clarifié, des néologismes ou encore des camerounismes qui meublent l’espace urbain national. Il en use, mais n’en abuse jamais ! On peut comprendre pourquoi les éditions de L’Harmattan ont été enthousiastes à éditer les premières trouvailles de cet auteur.
Parcours de vie
Bien plus élaboré et plus consistant, Les Sabots du compte à rebours (Roman, 2016) apparaît huit ans plus tard, comme pour signaler un nouveau départ : nouveau départ éditorial car cette livraison inaugure une nouvelle entreprise éditoriale dans laquelle s’engage désormais Kamdem Souop avec les éditions V& C dans la collection Mboa (un coup d’essai réussi dans la mesure où on y trouve rarement des coquilles) ; nouveau départ dans l’écriture romanesque qui délaisse la simple narration et le pittoresque des lieux décrits pour engager une lecture profonde, philosophique d’un instant élastique, d’une vie diffuse si elle n’est pas confuse ; nouveau départ d’une écriture qui gagne en épaisseur physique, mais aussi en épaisseur de la valeur symbolique ; nouveau départ d’une narration homodiégétique qui frise le journal intime d’un personnage de la ville de Yaoundé au Cameroun ; nouveau départ qui chronomètre dans la symbolique du titre et le choix des mots -clefs, la course de la vie d’un personnage qui court après le temps qui passe.
Sans être un roman initiatique, Les Sabots du compte à reboursest le genre de livre qu’on aimerait avoir dans les classes terminales des lycées et collèges en accompagnement des lectures philosophiques qui préparent l’entrée dans la vie d’adulte. Du point de vue de son contenu, les 273 pages du roman se donnent à lire comme le parcours de vie en une nuit dans la ville de Yaoundé ; c’est aussi le bilan de vie du héros, de la marche du Cameroun, du monde. On y trouve la menace de suicide. Sur fond de blues, la religion, l’amour, l’argent, la mort, le temps qui passe en chronomètre, sont les sujets qui complexifient le récit romanesque. La narrativité textuelle est construite dans la projection proleptique en 2040 et même la défiance de la mort. Dans l’expression, Kamdem Souop parle de Yaoundé à partir de Yaoundé avec un succès qui n’a d’égal que celui de Charles Baudelaire qui raconte Paris dans Le Spleen de la ville de Paris. La touche d’originalité qui particularise la lecture des crises urbaines contemporaines en Afrique qu’offre Kamdem Souop réside finalement dans cette quête permanente des modalités du bonheur, de la solution, de la guérison, de l’amnistie, bref, de la résilience !
Pr Alain Cyr Pangop, Université de Dschang