Critiques

Peinture : Les saines (scènes) colères d’Abdias Ngateu

L’artiste a présenté sa cinquième expo individuelle, « Déshumanisation » (5 mars- 2 avril 2020) à l’IFC de Yaoundé. Les peintures et l’installation décrivent des scènes de vie urbaine où l’homme-animal se normalise dans la précarité et la misère urbaines. 

Il faut voir en les images plus  que des images de scènes de vie incroyables et étranges, d’un réel  surréaliste, que propose Abdias Ngateu. L’acte de création chez cet artiste peintre née en 1990 s’inscrit dans une analyse sociologique de la précarité, du système D, qui maille la société urbaine africaine désarticulée. Les œuvres de Ngateu procèdent également de la figuration de la psychologie de l’homme qui s’animalise ou au contraire de l’animal qui tente de s’humaniser, d’être de la civilisation, d’être un actant de la cité. Le champ expérimental  de la mentalité duale, du trouble comportemental et le double anatomique  de ses personnages étant l’espace public camerounais.

Depuis quelques années, en rappelant  ses expos précédentes, entre autres, Jeunes regards urbains 2 (collectif, Doual’art, 2015), Hors-normes (individuel,  Bolo l’espace, 2018), I love you (individuel, Taxi Bamako, 2019), La nuit des Idées (collectif, Bandjoun Station, 2019) ;  Ngateu excelle dans sa lecture artistique de l’anomie sociale.  Aussi Deshumanisation, exposée à l’IFC, fruit d’une résidence de  création, en ce lieu, a la particularité de renouveler le regard de l’auteur sur le rocambolesque de son environnement immédiat, la ville de Douala, où il vit et travaille. Ville matériau et matrice  de ses imaginaires.

Inscrit dans la tendance du pop’art, Ngateu structure l’écriture et l’expressivité de ses créations en caractérisant ses personnages anthropo-zoomorphes et leurs interactions avec les moyens de transport urbain en commun (taxi et mototaxi), les véhicules de service public. Où le phénomène de la surcharge des passagers et des bagages défie toutes les lois de la pesanteur et du risque mortel banalisé.

Déshumanisation propose au spectateur de nouveaux faits sociaux occurrents. Chaque représentation picturale est une question en boucle : pourquoi et comment en arrive-t-on là, à la déshumanisation, à l’expérience faunique de l’homme comme le montre  Tais-tois, Le bâchement (1.2.3), Médicaments urgents, une  ambulance  remplie de filets de tubercules, 007,  Le transporteur, Papa Eto’o, Un Gaou à Paris, 19 places.  Chaque toile est une représentation délirante d’un arrière-plan mental où ne s’indigne plus l’espèce humaine en sardinée dans des tombeaux roulants ou dont le statut n’est point différent de celui des colis.

Le coup de pinceau de Ngateu, à la technique éblouissante, nous introduit dans notre propre déréliction, ensauvagement d’inertes,  avec ironie et humour. Quand l’ubuesque n’a d’égal que la caricature pour rire menteusement de nous-mêmes, se réjouir du plaisant, de l’euphorie des couleurs et ne pas voir l’effroi et l’émoi des formes et situations de l’homme-bête.

En plus des 16 acryliques sur toile, Déshumanisation affiche sans détour la gravité du discours avec l’installation 400 kolos ou rien, à l’origine et au cœur de cette exposition. En effet, invité en France dans le cadre son travail, Ngateu n’a pas pu s’y rendre. N’ayant pu obtenir des services compétents  un passeport en demande de renouvellement. Pire, il lui a été exigé de débourser une somme de 400.000 francs CFA (400 kolos en jargon camerounais) en procédure d’urgence pour un cout initial de 75 0000 francs, raconte le lauréat du prix Découverte Goethe Institut Kamerun 2015 , Prix Pascale Marthine Tayou du concours jeunes espoirs 2017 et du prix Jeune espoir à la biennale  des arts naïfs d’Abidjan en 2018.

L’installation d’une plasticité éclatée se décline en une cage métallique ouverte de part en part, verrouillée de cadenas en quelques angles, à l’intérieur de laquelle se trouve une plaque où il est inscrit d’un jaune sur fond vert (couleur du passeport ordinaire camerounais) «Communauté du monde contemporain. Passeport». L’artiste démultiplie cet inacceptable abêtissement en 400 prises électriques transformées en autant de visages de différents humeurs en correspondance probable des 400.000 demandeurs de passeport, à minima,  floués et assignés en résidence territoriale à cette période-là.

Déshumanisation est enfin une fixation de l’actualité de la précarité et de la misère cristallisée par un ordre inversé du consumérisme où c’est la mécanique roulante qui dicte sa loi. De la drôlerie du spectacle anesthésiant, l’artiste élève son cri.

Martin Anguissa

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