« Les jours viennent et passent » : un roman camerounais
C’est connu, lire est une aventure aux dédales ambiguës. Plonger dans l’imaginaire d’autrui, s’y mouvoir et ressentir la présence d’êtres évanescents constituent le menu des buffets de l’esprit. Dans les livres, une lumineuse idée de fumet peut vite virer à l’infâme ragoût. Les bouquins aux récits désincarnés coexistent avec quelques saints-graals inatteignables. Rares sont les auteurs pouvant se targuer d’enchainer, coup sur coup, des productions conservant la même fraicheur. Le piment acidulé, glissé dans la sauce, confirme qu’une plume compte dans la galaxie si exigeante des lettres.
Le génie, même au firmament, ne réussit pas toujours à consteller à tous les rendez-vous. On peut savoir écrire sur la forme, agencer avec érudition des mots mais concocter au final des histoires vouées aux débarras des bibliothèques. Dans l’industrie musicale, on parle souvent du «one-hit wonder», cet artiste au tube unique incapable de rebondir.
C’est à cette équation de la confirmation qu’était confrontée Hemley Boum avec Les jours viennent et passent. En une décennie à peine, la Camerounaise s’est imposée comme une étoile estimable de la littérature africaine, de la littérature tout court. Bien que ses premières tentatives, Le clan des femmes en 2010 et Si d’aimer… deux années plus tard, donnaient déjà la mesure de l’affirmation d’un style, c’est avec Les maquisards en 2015 que cette fille d’ébène de bientôt 50 ans a décroché son bâton de maréchal. Odyssée vintage voguant sur les tourbillons des années d’indépendance, le hit le plus abouti d’Hemley Boum a fait date.
Que raconter d’encore plus vivifiant après cela ? Comment maintenir la barque à flots sans décevoir un public en pamoison et des critiques énamourées ? Etonnamment, la dame semble avoir mené son entreprise sans se soucier de ces préoccupations somme toutes commerciales. Elle a écrit en suivant ses inflexions, son essence et sans se renier. Victoire inaugurale.
Le Cameroun, kaléidoscope de périls
Pour Les jours viennent et passent, Hemley Boum sécurise ses acquis. Elle inocule une acre légèreté, à l’insu de notre plein gré, en nous plongeant dans son univers réconfortant de femmes écorchées. A travers des lianes parallèles, nous sommes immergés dans les combats de trois destinées aux vies non linéaires. Anna, vivotant dans la salle d’attente de la mort, est la matriarche du récit. A l’agonie dans un hospice hexagonal, cette native du Cameroun se remémore son parcours avant de passer de l’autre côté du rideau. Elle est soutenue dans ses comptes d’apothicaire avec la grande faucheuse par sa fille Abi, elle-même confrontée aux tracas de la féminité. Entre emploi contraignant, mariage déclinant, rejeton adolescent en rébellion et démon de midi incarné dans un amant suave, elle doit faire des adieux impossibles à sa génitrice. A côté, Tina, au chemin intérieur tout aussi alambiqué, se débat avec ses propres contradictions. Métisse, orpheline, abusée par la société, elle offre son corps en holocauste à des prédateurs pour s’absoudre de péchés commis par d’autres.
Hemley Boum balade donc son curseur entre des moments, séquences éparses dans le temps qui vont converger, à la fin, vers un épilogue bluffant. La « triplice » Anna, Abi et Tina guide nos très fébriles pas. Grand-mère, mère et fille, elles en disent beaucoup sur les non-dits effarants de l’époque. « Trois générations de femmes en quête de liberté », envie d’ailleurs si perturbée par les convulsions de la providence.
Hemley Boum ne faillit jamais
Au fil des belles 368 pages publiées chez Gallimard en 2019, notre guide évite toutes les grosses ficelles. Quand on pense que l’histoire va sombrer dans le lacrymal de mauvais aloi, on rebondit dans la peinture d’une société camerounaise à la dérive. Dans ce voyage au bout d’un enfer qu’on préfère ignorer par soif de sécurité, il est bien difficile d’en ressortir immaculé de candeur. Cette dernière à jamais perdue par moult vierges abusées par « la voracité des mauvais hommes ». Hemley Boum aime tant ses personnages masculins qu’elle ne les traites absolument pas sous un angle mélioratif. Quand ils sont révolutionnaires, ils renoncent vite à leurs ambitions au prix de fades compromissions. Emasculés sur l’autel d’un « brutalisme » incernable, ils sont pourtant éduqués par des femmes. Alors, de cette lucarne, la lointaine héritière d’Eve ne serait-elle pas à l’origine des tares de ses garçons fous ?
De folie, Hemley Boum en parle. Folie des Hommes, des humains qui refusent d’aimer la vie. Si Les jours viennent et passent étiole les aspirations fracassées des femmes, il n’oublie pas de dire les contradictions que doivent contourner les hommes.
La plus belle réussite du scribe à l’honneur, osons même dire son étincelle de génie, est sa finesse parfaitement consommée à juxtaposer une flopée de thématiques tout en fixant au lointain une rare cohérence. Inexorabilité et hantise de la mort, adoption, relation Cameroun-France chahutée, échec de la génération postindépendance, liberté, maladie, coexistence des cultures, polygamie, mirage des religions, mission civilisatrice de l’homme blanc, coût de la résilience, couples mixtes, tribalisme, dérives de l’argent roi, intimité des parents, infidélité, livres, guerre révolutionnaire, Bamilékés, hydre du cancer, soins palliatifs, arrivisme, métisse dans la société, prédateurs sexuels, assaut sur la fortune publique, disqualification du passé, embrigadement et Boko Haram ! Excusez du peu. Chaque thème listé ici aurait pu bénéficier d’un traitement décliné dans un ouvrage propre.
Dans Les jours viennent et passent, c’est au creux de l’œil d’un insecte que les maux du Cameroun s’expliquent. Pas besoin de théories scientifiques fumantes, le mal s’incarne et s’explique aisément. Enchevêtrement d’histoires tissées avec minutie, le livre d’Hemley Boum brouille les pistes et évite les grosses ficelles.
Sans trop en dire, sous des atours d’ode à la femme, nous plongeons au cœur du terrorisme, de la radicalisation des jeunes happés dans la négation du bon sens. Le dernier acte, dans lequel Tina narre sa chute vers les commissures de son entre soi, sidère car il est loin d’être fictif. On pressent bien que dans notre monde réel, la violence est pour « le fer de lance de la Nation » le sens unique où s’exprime toutes les frustrations. « Diktat de la fatalité » ? L’interrogation est lancinante malgré les notes d’espoir à la fin de Les jours viennent et passent.
La romancière écrit simplement, sans fioriture. Elle dit le Cameroun, ce pays dans lequel on désespère souvent mais continue de croire. Elle s’affranchit des clichés et s’épanouit dans le « pragmatisme cynique ». Apprendre qu’Hemley Boum a reçu le prix Ahmadou Kourouma en 2020 ne surprend donc guère, tant elle creuse un peu plus à chaque nouvel opus sa place dans le sillage des icônes indépassables. En novembre dernier, l’écrivaine a été faite chevalière de l’Ordre du mérite camerounais afin de saluer son parcours.
Lisez Hemley Boum, humez sa prose. Faites-vous votre propre idée sans tenir compte de ma fade exaltation de lecteur conquis.
Hemley Boum, Les jours viennent et passent, Roman, Paris, Galimard, 10 octobre 2019, 368 pages.
William Oyono, féru des arts 368 pages