Critiques

« Comme une reine », roman d’initiation

Avec son premier roman, Ernis donne au lecteur le loisir de se familiariser avec une écriture simple, et un tissage de l’intrigue mêlant histoire, rêves, mythologies, contes et fabuleux.  

De par l’itinéraire de Noupoudem, personnage principal et narratrice, Comme une reine d’Ernis se donne à lire comme un roman d’initiation, un roman d’immersion dans la culture Bamiléké en général, Ngiembon en particulier. Le prétexte fondateur de l’intrigue est celui du retour de Noupoudem au village, qu’elle a quitté depuis cinq ans (14) afin de poursuivre des études supérieures à l’Université de Douala, la capitale économique du Cameroun (11). Elle décide d’y retourner en réponse à l’appel par « rêves prémonitoires, […] énergies magnétiques, présences invisibles » (13) interposés de ses ancêtres dont sa grand-mère Mamé et son arrière-grand-mère, lesquelles assurèrent son éducation. Noupoudem ne quittera plus le village jusqu’à la fin du récit.

Il arrive à Noupoudem de soulever des questions qui fâchent en contexte où le tabou verrouille toute possibilité d’adresser rigoureusement et en profondeur les tares de la communauté. C’est le cas par exemple de l’initiation du jeune Bamiléké aux activités économiques dont Noupoudem se souvient dans le roman : « Je ne compte plus le nombre de fois où mon père m’a battue pour un oui ou pour un non. Combien de fois il m’a demandée de vite manger pour retrouver mon lit parce qu’il voulait rester seul dans son salon. Et lorsqu’il m’a chargée du plateau de tranches de pastèques pour que je fasse le tour de la ville, sous le soleil, la pluie, dans la poussière, les sandales aux pieds. Impossible de songer à acheter de l’eau pour me désaltérer, toutes les tranches de pastèque étaient comptées. Cinq francs ne cherche pas son frère. Je n’avais que douze ans. Les mamans, ça gronde comme un tonneau, mais ça protège comme Dieu. Quand je rentrais sans avoir vendu la totalité des fruits, je m’attendais à de terribles représailles. Tout le monde chez mon père gagnait de l’argent dont il était le seul bénéficiaire » (49-50).  

À lui seul, ce souvenir de vie expose les raisons de la fixation fétide du Camerounais en général, du Ngiembon en particulier, sur les biens matériels. L’extrait dénonce l’exploitation de la jeunesse Ngiembon par ses parents biologiques, exploitation souvent déguisée en formation à la vie. C’est une initiation à tout gagner et à gagner à tous les prix. Cette initiation d’un autre genre vide la jeune fille ou le jeune homme Ngiembon de sa vitalité physique en ce sens que toutes les dividendes de sa ruine ou de ses efforts reviennent exclusivement au père géniteur.

Le principe postcolonial de centre versus périphérie convient dans le cas de cette éducation d’un autre genre pour en décrire le principe fonctionnel. Elle consiste chez le père géniteur à se fixer d’abord comme centre, puis de se démultiplier par le moyen de la procréation. Cette étape franchie, ce dernier se connecte aux énergies, au dynamisme et à l’innocence de la jeunesse comme une sangsue pour mieux lui sucer les fruits de ses efforts. La conséquence ultime et évidente en est une situation de déséquilibre en termes de degré d’épanouissement entre les deux parties. Tandis qu’au centre viennent s’accumuler des biens matériels par le biais des dispositifs préalablement et savamment entreposés et férocement verrouillés contre toute tentative d’érosion ou de déplacement, la périphérie se trouve convertie au simple rôle de pourvoyeuse d’énergie voire de dynamisme pour le bonheur continue de son créateur.

La reproduction sociale dans ces conditions iniques est favorisée, voire projetée comme paradigme identifiant du groupe social ou de la communauté. L’enfant ayant subi autrefois ce type d’éducation-exploitation, l’accoutumance au tortueux aidant, est condamné à l’aphonie en termes d’innovation. En d’autres termes, ce dernier, devenu adulte, n’a autre choix que la répétition, reléguant définitivement de la sorte la civilisation de toute une communauté à la barbarie, à la grégarité, à l’incapacité au raffinement.

Refonder la communauté

À cette éducation phallocratique et injuste, Mamé, grand-mère de Noupoudem, oppose un autre type d’éducation que le récit, par divers moyens esthétiques, donne comme plus juste et plus salutaire pour la matérialisation durable de la véritable humanité rêvée par tous. Mamé ne tarit pas d’imagination pour traduire en parole la finalité de ce type d’éducation dont a bénéficié sa petite fille au point de devenir l’héroïne et l’artisane exemplaire de la transformation sociale de sa communauté. Mamé traduit de diverses manières, et ce en ses propres termes, cette finalité dont le caractère sinon itératif, du moins envahissant dans le récit lui prête une dimension archétypale. Que l’on en juge des quelques extraits suivants : « Il faut aujourd’hui être celui qui nettoie la bave de l’épileptique. Le monde a mobilisé son énergie sur des besoins matériels, oubliant sa vocation intrinsèque : l’amour » (85). « L’humanité se cache surtout dans la main tendre de l’autre » (86). Particulièrement à l’endroit de Noupoudem, elle fait observer : « regarde cette basse-cour et comprends ce qui t’attend quand tu décides d’être mère. Tu devras nourrir tes enfants sans relâche. Ils ne t’apporteront rien les dix premières années à part les pleurs, les nuits blanches, la fièvre et le bruit. Les enfants, c’est un investissement sans retour, le cœur qui sème n’attend point de récompense » (101).

Devenue reine après avoir épousé Kazé, son ancien camarade de classe lui aussi entretemps devenu roi du « peuple Ngang, ceux qui ont dit non » (199), Noupoudem entreprend avec la bénédiction de son époux de refonder la communauté Ngang de l’intérieur, et ce à partir du sommet. Avec l’école sous l’arbre qu’elle initie à l’attention des nombreuses femmes de la chefferie, Noupoudem entend par exemple « envoyer chaque mère en mission dans sa propre famille » afin de se « réapproprier notre identité et de la valoriser » (227)

Au-delà de la guerre idéologique entre les deux types d’éducation pour la communauté Ngiembon qui surplombe le roman d’Ernis, d’autres motifs non moins importants sont développés dans le récit. Qu’il s’agisse de celui du retour aux sources culturelles, de l’amour entre Noupoudem et Kazé, du féminisme, de la valorisation du patrimoine culturel Ngiembon, du retour ou non des masques Bamiléké en terre natale, ou de celui du génocide Bamiléké et Bassa au Cameroun, le lecteur a le loisir de se familiariser avec une écriture simple, et un tissage de l’intrigue qui mêle histoire, rêves, mythologies, contes et fabuleux. 

On peut cependant s’étonner du peu de considération que la narratrice de Comme une reine semble porter au pouvoir d’innovation du sujet considéré en dehors des liens quelconques avec telle ou telle autre communauté. En effet, à vouloir absolument se connecter à « nos ancêtres qui ont posé les jalons » (226), on risque de fermer les yeux sinon sur les insuffisances de leurs réalisations, du moins sur leurs possibles inadéquations au contexte socio-culturel extrêmement fluide d’aujourd’hui. Cette situation a comme risque principal de « nous réduire à de simples [double] consommateurs » (226). Consommateurs aussi bien de codes vestimentaires (226) et de la culture occidentale ouvertement décriée par Noupoudem, que consommateurs tétanisés d’émerveillement vis-à-vis des réalisations des ancêtres. Au pire des cas, cette situation risque au bout du compte de faire renier au sujet Ngiembon en particulier, Africain en général son propre pouvoir à marquer par soi-même son passage sur terre de façon sinon à égaler, mieux à doubler celles des marques laissées par les ancêtres.

Tout compte fait, Comme une reine mérite l’intérêt de tous et prioritairement celui du jeune étudiant Africain en général, Camerounais en particulier en ce qu’il lui permet de « se poser de bonnes questions » (226). Sans doute l’une des raisons ayant poussé le prix Voix d’Afrique, en sa troisième édition présidée par Abdourahman Waberi, à distinguer ce roman de la jeune Camerounaise Ernis.

Diplômé des universités de Yaoundé 1 au Cameroun et de Bayreuth en Allemagne Ives S. Loukson enseigne les littératures africaines à l’Université de Dschang au Cameroun.  Il a contribué à un ouvrage collectif sur Mongo Beti et a publié de nombreux articles parus dans des revues spécialisées. Il est l’auteur de Postapartheid Criticism et Le Fruit Défendu (roman).

Comme une reine, roman, Paris, J.C. Lattès, 2022

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