Junior Esseba : « Le projet « Njangui » est une vraie tontine de compétences »

A la fin de la deuxième saison de ce projet théâtral international qui va à la rencontre du public en plein air dans les villes du Cameroun, son promoteur fait le point et évoque son avenir.
Comment est né le projet Njangui et quels en sont les buts principaux ?
Du 16 au 30 mai 2025 s’est tenue la deuxième édition du projet Njangui. C’est un projet de théâtre dans l’espace public qui comporte plusieurs articulations. Un concept qui a pris corps depuis septembre 2024. Le projet est né de la volonté de trouver d’autres moyens d’expression artistique pour transmettre les valeurs d’unité, de vivre ensemble. C’est un projet calqué sur le modèle de développement socioéconomique et d’entraide locale des populations camerounaises qui se retrouvent sous diverses appellations dans l’ensemble du territoire camerounais et qui crée sa spécificité. En gros, on peut dire que c’est un projet de rencontre d’acteurs structurels camerounais et internationaux qui mettent en commun leurs efforts à l’image de la tontine communautaire ou « NjanguI ». C’est un projet dans lequel nous célébrons la rencontre la solidarité, le sentiment fort de nous sentir humain et d’appartenir à une même communauté. Dans sa dimension artistique, le projet regroupe plusieurs disciplines constituées de danseurs, musiciens, performeurs, comédiens et scénographes. L’effectif de cette année était de 15 personnes sur scène, un scénographe, une assistante en scénographie, un stagiaire, une personne chargée du relais administratif qui sont tous camerounais. Une équipe est coordonnée par un collège de six metteurs en scène de cinq nationalités : Italie, Allemagne, France, Espagne et Cameroun. Le projet se déroule pendant deux semaines. C’est pourquoi en tant que directeur artistique, je privilégie les professionnels : des personnes ayant un background considérable et capables de mouiller le maillot sur scène. Le projet est divisé en deux grandes parties : la création et la diffusion. C’est une écriture de plateau où chacun apporte selon sa compétence.
En 2024, nous avons célébré la rencontre des artistes venus des quatre coins du Cameroun et ceux venus d’Europe (Allemagne et Italie) qui se retrouvaient pour la première fois pour fabriquer ensemble le rêve d’un monde nouveau. Un monde ou les valeurs de paix et du vivre ensemble sont au centre. En 2025, on a évoqué le voyage, le rêve d’une terre promise, la rencontre et la célébration de la vie.
Sur scène, il y avait une conjonction non seulement des cultures locales mais aussi celles venues d’ailleurs. On a sondé la commedia dell’arte avec le PICCOLO théâtre d’Italie, les masques fabriqués par R.A.B théâtre d’Allemagne, le clown avec Poeticoclown d’Espagne, les échasses venues de France, les masques, marionnettes, langage du corps et danses rituelles venues du Cameroun. Toute cette combinaison nous a permis de créer un spectacle d’une heure de temps environ qui a été diffusé à travers cinq représentations sur six prévues. Cette année, nous avons différents publics dans les quartiers, les rues et les écoles.
Pour cette deuxième édition, quels critères ont présidé au choix des villes Ebolowa, Obala et Yaoundé ?
Depuis le début du projet l’année dernière, nous choisissons trois localités où le théâtre doit agir. Ainsi l’année dernière, c’était trois villes pour quatre représentations : Ebolowa dans le Sud, Yaoundé qui est la capitale politique et Douala, la capitale économique de notre pays. Nous voulions voir comment le théâtre parle au public pris différemment et trouvé spontanément dans la rue et les espaces retenus. Nous avons été très heureux de l’accueil. Le public en redemandait et on a regretté que ça ne soit qu’une seule représentation à chaque fois. Après l’autocritique en interne, nous nous sommes rendus compte qu’on avait beaucoup de pression et de contraintes pour les déplacements. En clair, on voyageait plus et on donnait moins de représentations. Mais, dans sa globalité, le projet reste efficace et rencontre l’adhésion général du public qui s’y reconnait dans les thématiques abordées. Pour renforcer notre efficacité, nous avons renversé la tendance cette année. Ce qui nous permis de programmer six représentations. Nous avons conservé les villes de Yaoundé et Ebolowa. Yaoundé, parce que c’est le lieu résidence et de création. Ebolowa à cause de l’accueil du public. On aurait bien voulu repartir à Douala, mais à cause de la distance, on a dû choisir une autre localité. Quatre localités ont été proposées : Mfou, Soa, Monatele et Obala. Par tirage au sort, nous avons choisi cette dernière et, je dois dire qu’au vu de l’accueil, nous avons eu raison d’y aller. Si Njangui Continue, je crois qu’on va installer au moins deux ou trois représentations directes de ce côté-là.
3. Quel meilleur souvenir garde-tus de cette édition ?

Njangui est un projet majeur de théâtre qui en deux ans seulement s’est grandement bonifié. Ma première grande joie en tant que partie prenante, c’est la rencontre intergénérationnelle des femmes et hommes de théâtre au Cameroun. On voit Issa Yinkou, André Takou Sa’a aux côtés des jeunes comme Tiafack et Carine Ebad venus de Buea ou même Mahoussi, on ne peut qu’être amplement satisfait. C’est une vraie tontine de compétences. Quand je dis que c’est un projet majeur, c’est parce qu’il regroupe des artistes venus de partout : Buea, Bamenda, Douala, Garoua et Yaoundé. De vous à moi, vous savez que rarement on a vu les artistes venus de tout le pays se mettre ensemble pour réaliser un tel projet. Une autre satisfaction c’est cette rencontre entre artistes du Cameroun au-delà des barrières linguistiques. A côté de ces atouts, il y a le développement économique avec des travailleurs d’autres secteurs d’activités qui apportent leurs plus-values pour le développement du projet. On peut citer les chauffeurs, les restaurateurs, l’équipe de communication, les ménagères, etc. La plus grande satisfaction, c’est le public qu’on rencontre et qui nous demande le lieu et la date de la prochaine représentation. Ce projet me permet de réaffirmer le sentiment profond qui m’habite et qui me permet d’affirmer que le public du théâtre est là. C’est à nous pratiquants d’aller le chercher là où il se trouve et le ramener à nous. Rencontrer autant de monde, chaque fois différent, est un moment que ne peut facilement oublier un artiste. C’est le rêve de chaque créateur dans un pays comme le Cameroun, où on rencontre des facteurs décourageants à tout bout de chemin. En clair, ce qui reste à chaque édition du projet, c’est l’expérience partagée qui servira à coup sûr à chacun de retour dans sa compagnie. On ne ressort pas du projet Njangui comme on n’y est entré. Il y a toujours quelque chose qui bouscule sa pratique habituelle. Vivement que l’expérience engrangée serve à booster la qualité des propositions artistiques au quotidien de chaque participant.
Vous avez été nombreux à diriger cette troupe multinationale du Njangui. A posteriori, était-ce une bonne idée ?
Je crois que c’est un véritable challenge de conjuguer diverses esthétiques au théâtre. C’est le principe même de la Co –création, et le projet Njangui ne déroge guère à la règle. Accepter de se mettre en tontine c’est décider de perdre un peu de soi et se mettre à l’écoute de l’autre. Une convergence de diverses pratiques artistiques dans un projet ne peut qu’être bénéfique, en même temps pour ce dernier et aussi pour les artistes nationaux qui y participent. Généralement, on est souvent focalisé sur notre manière de faire et on n’a pas le temps de s’ouvrir à d’autres pratiques ou concepts. Njangui nous permet de faire le pas vers l’autre. Si on évoque les questions de l’Humain pour l’humain, ça doit quelque part commencer par nous. Ce n’est pas aisé de concilier les façons de faire, mais on y arrive. L’un des avantages de ce projet est de faire venir au Cameroun des metteurs en scène de haut vol qui excellent chacun dans son domaine. Le grand défi est de rendre régulier au Cameroun la venue de ces professionnels pour booster le secteur de la création théâtrale. Je rêve qu’en dehors des personnes artistes directement impliquées, que d’autres structures artistiques locales bénéficient des différentes expériences au nom du projet NjanguI. Comment cela est possible au vu du temps très court ? Je ne sais pas encore. Il faut trouver une solution. Entre autres, ça serait peut – être des ateliers de transferts de compétences pour les compagnies de théâtre pour diversifier les pratiques. L’Association Théâtre En Folie travaille à cette capitalisation. Avec des collègues étrangers qui sont impliqués dans le projet, nous sommes en pourparlers. On croise les doigts pour des issues heureuses
Cela fait une décennie que vous travaillez dans le théâtre forum après avoir évolué dans le théâtre sur les planches. Qu’est-ce que cette forme de théâtre apporte à votre parcours artistique ?

Je ne suis pas le pionner de cette pratique dans notre pays. Il y a eu plusieurs initiatives pensées par nos devanciers qui m’ont inspiré, à l’instar du GREDIT mis sur pied par un collectif de structures de théâtre coordonné par la Compagnie Ngoti, de NET (Nouvelle Expression Théâtrale) Plateau vivant que dirigeait notre ainé André Bang. Il y avait des initiatives prises par le COCRAD que dirigeait Jacobin YARO, ou le Théâtre du Chocolat qui continue cette pratique dans les écoles. Je regrette que la plupart de ces belles initiatives soient mortes étouffées faute d’accompagnement financiers. C’est ayant en tête ces entreprises louables pour le théâtre au Cameroun que j’ai décidé de changer ma pratique. Je n’ai jamais quitté les planches. J’ai voulu diversifier mon engagement en rencontrant un autre public que celui qu’on a habituellement au théâtre dans notre pays. Je dois préciser que je ne travaille pas seulement pour le spectacle forum. Je m’investis aussi à dynamiser des espaces alternatifs où le théâtre peut s’exprimer. Ce choix est parti d’un constat assez clair : chaque fois qu’il y avait une représentation de théâtre, on ne se retrouvait en une salle qu’entre praticiens. Même quand on offrait un ticket d’entrée gratuit, les salles restaient désespérément vides. Ceci a conduit les propriétaires des espaces culturels à mettre les spectacles « entrée libre ». Jusque-là, le public ne suit pas toujours. Jusqu’à quand allions-nous continuer ainsi ? Il a donc fallu que je prenne une décision : soit poursuivre ainsi la pratique que je jugeais déjà néfaste, soit changer la manière de faire ou alors changer de métier. J’ai préféré faire un saut dans le vide. J’ai dû m’engager dans une autre façon de rencontrer le public et aussi pour que mes créations artistiques reflètent mon engagement. Je suis allé principalement dans les quartiers et les écoles. Au fil des années, c’est devenu mon engagement à plein temps. Quand je crée un spectacle aujourd’hui, je pense d’abord à ce que j’appelle l’espace alternatif. Autrefois, on créait un spectacle et on le jouait moins de cinq fois. Maintenant, quand je crée un spectacle, c’est pour qu’il soit vu au moins vingt fois à des lieux différents. J’ai eu des projets où on a donné six cent vingt-sept représentations. Je continue à m’engager dans ce secteur qui a été longtemps délaissé. J’ose seulement croire que d’autres compagnies m’y rejoindront. A mon avis, c’est une solution efficace pour le développement du théâtre fait au Cameroun.
Que peut-on souhaiter à l’avenir de ce projet ?
Pour moi, Njangui est un projet qu’il faut protéger, densifier, voir même éclater dans les dix régions du pays. Le Cameroun, ce n’est pas que trois localité et nous en sommes pleinement conscients. Si toutes les parties prenantes continuent à s’engager et à mettre en commun les différents efforts, je suis sûr que ce projet va impacter l’activité culturelle dans notre pays. Il faut démultiplier les représentations afin que l’arrière-pays soit touché du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest. La valeur humaine est là. Je pense qu’avec un peu d’efforts et de disponibilités financières, le projet peut atteindre un tel objectif. Jusqu’à présent, le projet vit avec les capitaux étrangers, or c’est un projet qui donne d’abord du travail aux Camerounais, et pas seulement aux artistes. Pour un projet d’une telle ampleur, vivement que l’Etat et le mécénat privé local s’y investissent aussi. Mon souhait est longue vie au projet Njangui.
Entretien avec Parfait Tabapsi