Entretiens

Mohamed Challouf : « La coproduction Sud-Sud est malheureusement restée symbolique »

Réalisateur tunisien, Mohamed Challouf  est l’auteur du documentaire « Tahar Cheriaa, à l’ombre du baobab ». En 60 minutes, la vie et l’œuvre de Tahar Cheriaa, créateur des journées cinématographiques de Carthage en 1966, sont racontées à travers des témoignages de ceux qui l’ont côtoyé. Premier directeur de la culture à l’ACCT, actuelle OIF, Tahar Cheriaa fut un chef de file généreux qui a payé de sa liberté sa lutte pour l’indépendance culturelle des cinémas du Sud. Il ira même en prison pour six mois, parce que luttant virulemment pour que l’importation des films en Tunisie revienne aux nationaux. D’où sa célèbre phrase «Qui tient la distribution tient cinéma». Son film projeté aux Ecrans noirs 2016 est une véritable archive pour l’histoire des cinémas d’Afrique.   

Qu’est-ce qui vous décide à faire un film sur Tahar Cheriaa, pourquoi maintenant et pas avant ?

L’idée de faire ce film est dans ma tête depuis longtemps, Mais plusieurs facteurs ont retardé son aboutissement. Par exemple le manque de moyens. L’urgence de montrer le film en présence de Tahar (de son vivant) m’a obligé à présenter le film au public de Carthage, puis à Cannes en version work in progress,  avant de le finir. Mes moyens financiers m’ont permis de tourner les témoignages en Tunisie, Egypte, Maroc, Burkina Faso et Sénégal, mais pour la postproduction, et surtout pour acquérir des images d’archives supplémentaires à mes documents personnels réalisés en plus de vingt ans, j’avais besoin de soutien. L’aide à la finition de  l’OIF et du ministère tunisien de la Culture est arrivée après la disparation du sujet de mon film mais c’était pour moi un soutien financier important et déterminant qui m’a permis de finir le film dans de bonnes conditions. J’ai eu droit à la complicité d’une grande chef monteuse tunisienne, Kahena Attia, qui connaissait très bien Tahar Cheriaa et le mouvement panafricaniste du cinéma.

C’est un devoir de mémoire et ma manière de rendre hommage pas uniquement à Tahar Cheriaa, mais aussi à ses complices, les pionniers et militants pour un cinéma digne d’une  nouvelle Afrique postcoloniale où l’Africain devait compter sur soi-même pour changer son propre destin et s’approprier de sa propre mémoire visuelle qui était monopolisée et déformée par des opérateurs du Nord, cinéastes coloniaux et missionnaires de toutes confessions. J’ai eu la chance de le rencontrer en 1985 au Fespaco et il m’a permis de connaître les plus talentueux et les plus engagés des cinéastes d’Afrique : Sembene, Djibril, Lionel Ngakane, Tewfik Salah, Alassane… Toutes ces rencontres m’ont fait ouvrir différemment les yeux sur un continent d’une extraordinaire richesse et diversité culturelle. Alors, ce film veut être une déclaration d’amour à mon père spirituel et à tous ses frères de combat.

Vous êtes considéré comme le fils spirituel de Cheriaa en effet ! Qu’est-ce qui vous parle le plus dans ce qu’il a laissé comme héritage ?                                                                

L’héritage le plus important est cette amitié et fraternité qui me lient à la majorité des artistes africains, cinéastes, musiciens ou autre. J’ai appris à être, comme lui, un Africain tout court, ni du Nord ni du Sud et cela m’a aidé à me débarrasser de  mes  préjugés envers l’autre. La rencontre de l’autre, et surtout s’il est du Sud, sans préjugés est quelques chose qui m’a marqué à jamais. Son amitié avec Sembène, Alassane, Timité Bassori, Tewfik Salah ou Lionel Ngakane est exemplaire si on la compare à la manière dont la majorité des Africains du Nord regardent le Sud du Sahara. Les pionniers ont cru au fait que le panafricanisme est la seule voix de réussite, et la sincérité dans les rapports envers l’autre venant du Nord, du Sud, de l’Est ou de l’Ouest de l’Afrique est fondamentale pour sortir ensemble du sous-développement postcolonial. Son désintéressement matériel me dit toujours que les vrais trésors sont les amis sincères. Sa grande amitié avec les cinéastes que je viens de citer et que j’ai la chance d’observer de près et de loin reste pour moi un exemple à suivre pour toute la vie.

A la fin du film, on constate que Cheriaa semble avoir des regrets, est-ce que c’est parce qu’il réalise finalement que son combat a été vain ?

C’est vrai, les dernières séquences du film montrent un Cheriaa pessimiste, envahi par l’amertume. Ces images ont été tournées juste après le départ de son frère Sembene. Je vais lui rendre visite et je lui montre le témoignage de Sembene sur lui, que j’avais filmé il y avait une dizaine d’années lors d’un Fespaco. En voyant ces images, Tahar a eu une explosion due surement aux souvenirs qui lui sont revenus en tête. Il s’est rappelé des combats menés avec les pionniers, les sacrifices pour créer quelques chose de nouveau digne de l’Afrique et il m’a livré un témoignage, émouvant jusqu’au aux larmes, de plus d’une heure. Il ne regrette rien de ce qu’il a fait avec ses pairs, mais il savait que le danger de la globalisation et des arrivistes est toujours plus grand pour une mainmise sur les cultures du continent.

Quel bilan peut-on faire aujourd’hui de la coproduction Sud-Sud initiée par Cheriaa ?

Les quelques expériences de collaboration Sud-sud dans le domaine du cinéma, malheureusement, sont restées symboliques. Les plus importantes sont celle des films tels que  Amok du Marocain Souheil Ben Barka, qui a réalisé le plus important film antiapartheid du contient (coproduit entre Maroc, Guinée, Sénégal avec un casting exceptionnel : Douta Seck, Robert Lionsol et Miriam Makeba). Ou bien Camps de Thiaroye de Sembene Ousmane et Thierno Faty Sow coproduit entre Algérie, Tunisie, Sénégal parce que refusé par les producteurs français pour son sujet anticolonial qui dénonce les actes barbares de l’armée française. Une fois le film prêt, le festival de Cannes l’élimine de sa sélection tandis que le festival de Venise de la même année le sélectionne et lui donne le prix spécial du Jury.

Ces deux collaborations Sud-Sud ont été les plus emblématiques, mais il y a eu aussi, à plusieurs cas, le soutien consistant du Centre cinématographique marocain, grâce à l’ouverture de son ex-directeur Noureddine Sail, à des films du Mali, de la Guinée ou du Burkina. Tandis que durant les années Sankara au Burkina Faso, les autorités de ce pays ont permis la coproduction de film comme Sarraounia de Med Hondo ou Le Médecin de Gafiréde Moustapha Diop pour ne citer que ces deux-là. En 2016 nous sommes très loin du rêve des pionniers et de leur envie de casser les barrières qui nous séparaient et qui continuent à ne pas servir les intérêts de l’Afrique.

Comment comptez-vous perpétuer ses idées et son combat pour le cinéma à savoir aboutir à la création de marchés commun régionaux apportant la souveraineté sur un nombre d’écrans suffisants pour le soutien économique à une véritable production de films africains ?  

Le rêve des années 70 et 80 est définitivement évanouis. La majorité des salles cinématographiques en Afrique n’existe plus, elles servent maintenant aux sectes religieuses si elles n’ont pas été transformées en supermarchés ou autres. Nous ne pouvons plus parler d’un marché panafricain, il n’y a  même plus assez de productions  cinématographiques pour bien meubler la programmation du Fespaco et des JCC. Le numérique a facilité l’accès des jeunes aux métiers du cinéma. Mais nous assistons à la production d’une grande quantité de films mais dont la majorité est de très basse qualité.

Selon-vous est-ce qu’il manque actuellement au cinéma africain des personnages de la trempe de Cheriaa ? 

Malheureusement, les gens comme Cheriaa sont partis l’un après l’autre. Cheriaa a existé et est devenue grand à nos yeux  parce qu’il était déterminé et n’acceptait pas de compromis, et surtout, il faisait partie d’un groupe solidaire.

Propos recueillis par Pélagie Ng’onana

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