Critiques

Danse féérique et politique

Avec la suite de son projet de formation-initiation « Afrique enchantée en chantier », le chorégraphe au long cours Merlin Nyakam réussit le pont entre danses d’hier et d’aujourd’hui.

Au terme du filage, la veille du spectacle de restitution de « Afrique enchantée en chantier » qui clôture les deux semaines de formation à la danse de création afro-contemporaine dans le cadre du projet éponyme, le chorégraphe-danseur et formateur Merlin Nyakam ne ménage pas sa critique corrective sur certaines insuffisances de l’interprétation de la pièce par la trentaine de danseurs. Détails sur les pas, mouvements chorégraphiques d’ensemble, présence, gestion de l’espace, valeur individuelle, motivation, ambition professionnelle, etc., Nyakam puise dans son expérience et les réalités du contexte local pour tout remettre à niveau.

Restituer à la danse le corps et l’esprit du danseur. Car le 25 mai à l’IFC, il ne s’agira pas d’une restitution mais bel et bien d’un spectacle. Un vrai qui obéit aux critères techniques et esthétique d’une représentation peut être diffusée et favorablement appréciée sur toutes les scènes du monde.

C’est côté public que Merlin Nyakam ouvre le spectacle. Il chante en avant vers scène où le reste des danseurs l’attend, regards qui épient ce personnage qui s’annonce au loin dans la pénombre. Le groupe au complet procède par un enchainement de mouvements d’éveil du corps et d’emprise des pieds au sol, auxquels les musiciens sont indistinctement mêlés aux instrumentistes.  Tous se frottent les mains et entre eux les parties du corps comme un rituel de purification. Le marquage et la possession du territoire de la danse se décline par des allures de déambulation, sens et contre-sens, croisement et décroisement des chemins individuels. La cadence d’exécution s’accélère et s’épaissit de foulée, de petits sauts, de rejets des fourmillements dans les jambes, sous la tonalité frénétique des claps des mains.  En arc de cercle, le chœur des danseurs alterne chants à voix haute et murmures mélodieux. Progressivement, la saillie de l’anatomie laisse place au corps de l’artiste.  Le spectateur se retrouve définitivement installé dans un autre monde. Ce monde fantastique qui nous échappe très souvent de voir, de vivre, de décrypter, avec ses ratures et hachures. « Le maitre est devenu une maitresse à convoiter, à chérir », clame un danseur-narrateur parlant de l’Afrique.

Cette phrase pourrait à elle seule résumer l’histoire qui sous-tend la création « Afrique enchantée en chantier ». Une odyssée dans une Afrique belle et vivante, malgré les tragédies qui l’ont ou continuent de la traverser.

Si le tableau inaugural de la pièce chorégraphique peut être appréhendée comme celui des repères territoriaux et historiques de l’Afrique qui danse la bonne conscience et la mauvaise conscience du monde, les tableaux suivants s’inscrivent dans une sublimation de la terre d’enracinement, d’ensemencement d’abord, pour s’ouvrir ensuite au croisement des humanités de la danse. A cet effet, l’écriture chorégraphique a pour matrice l’exploration de deux danses traditionnelles du Cameroun : le Bikutsi et le Benskin.

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Ainsi, les deuxième et troisième tableau sont marqués par la présence de l’orchestre de percussions (tam-tam, djembé, bâtons) agrémenté d’une garaya (harpe). En duo, solo ou collectivement ; debouts, couchés sur le dos ou courbés ; entremêlés ou dispersés, les danseurs exécutent le Bikutsi et le Benskin dans leurs lignes structurelles essentielles.  L’amplitude des bras levés, le corps virevoltant, la colonne vertébrale flexible de désarticulation, les pieds frétillants, le bassin cambré ou anglé, les interprètes évoquent tour à tour le labeur champêtre, la noblesse et la tendresse du plaisir, les vagues de la tristesse ou encore la férocité de l’Afrique féline.

Cette férocité de vaincre et de protéger sa vie au prix de tous les périls et de tous les soleils, avec pour seule arme des bâtons qui bruissent le sol comme des tambourineurs du Burundi. Afin que même les âmes enfouies dans le ventre de la terre écoutent et dansent de la même tension des hommes qui   résistent au monde qui s’émonde, par trop de missions civilisatrices. 

« Afrique enchantée en chantier » dans le dernier tableau déroule son récit du dialogue des danses patrimoniales et les danses de hip-hop. Une rencontre énergique et explosive où les deux formes d’expression, sans complexe, se tutoient allègrement, s’imbriquent et se distancient au gré du sens du geste de l’instant, et tout enfin redevient un. Le groupe reconstitué, l’escouade, en rangs serrés, densifie la contorsion des corps. Le souffle entrecoupé, la respiration de la troupe envahit la salle. Et contre ces idéologies qui font porter à l’Afrique d’autres masques, la soldatesque pousse des « ham-ham », les pieds frappant viscéralement le sol. Et Léopold Sedar Senghor ne disait-il pas déjà que « Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds/reprennent vigueur en frappant le sol dur » ? (Chants d’ombre, 1945). Et Nyakam de hisser la dernière parole des pas : « L’histoire fossilisée de nos vies, quelque chose nous a déterrés pour être des rubis précieux ».

« Afrique enchantée en chantier » n’est pas une danse qui danse une Afrique idyllique, elle est avant tout une danse d’Histoire d’un peuple, une danse politique.

Martin Anguissa

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