Ntonè Edjabè : « Notre projet est de produire un langage critique »
C’est un homme fringant que nous avons croisé à Raw Material à Dakar en marge de la 2è édition des Ateliers de la pensée en novembre dernier. Où il a répondu à l’invitation de Felwine Sarr et Achille Mbembe pour partager avec le public accouru les méandres d’une initiative qui fait autorité dans le monde des idées sur le continent et même au-delà. Il a accepté de partager avec nous les ressorts de l’initiative « Chimurenga » qui court sur ses 15 ans. Quelles en sont les motivations, la démarche, les articulations et l’avenir ? Lisez plutôt !
Quelle appréciation faîtes-vous de l’initiative dénommée «Les Ateliers de la pensée» qui nous accueille ici à Dakar ?
Les Ateliers de la pensée sont quelque chose de très important en ceci que tous ceux qui travaillent sur une nouvelle idée de l’Afrique ainsi que sur de nouvelles méthodes pour faire face à nos problèmes afin que l’Afrique devienne son propre centre ont besoin des idées qui proposent cette possibilité-là. On peut avoir des intuitions, mais il faut à un moment se rassembler pour échanger nos idées ; et c’est ainsi qu’on avance. Car personne n’a la solution finale. C’est le résultat des conversations et autres échanges qui vont nous y amener. Je félicite Achille et Felwine pour cette initiative. On ne peut malheureusement laisser ce processus à des Ong ou même aux gouvernements, parce que les 40 années qui viennent de s’écouler ont montré que le développement de l’Afrique, surtout dans le champ politique, c’est de la rhétorique. Et ceux qui voulaient proposer une alternative ont été simplement exécutés, à l’exemple d’un Thomas Sankara qui est revenu dans nos conversations ces derniers mois. Il est donc question de reprendre l’initiative, ce que Les Ateliers font bien.
Cette reprise de l’initiative passe par la créativité. L’on a vu à côté des intellectuels au cours de ces Ateliers des créateurs et des porteurs de rêves. Comment le promoteur culturel que vous êtes analyse-t-il cela, ce compagnonnage au chevet du devenir du continent ?
Je pense qu’on peut aller plus loin. C’est déjà ça de proposer qu’il n’y a pas que des universitaires qui ont des propositions ou des méthodes pour résoudre nos problèmes ou imaginer une autre Afrique. Dans notre petite histoire postcoloniale, les universitaires ne nous ont pas été d’un grand secours ! Il faut en prendre compte et surtout rétablir le rôle de l’artiste comme un intellectuel. On parle souvent de l’artiste comme d’un activiste, mais l’on oublie souvent les idées qu’il propose, notamment sur la vie sociale, la politique ou la démocratie. Quand l’on regarde pourtant les structures des groupes de musique ou de leadership, ou encore les méthodes de composition, tout cela peut nous aider sur ce qu’on pense impossible. Pour moi c’est cela même le rôle de l’art : continuer de repousser les barrières de l’impossible. Le monde de la physique par exemple est resté bloqué depuis un siècle sur ce qui vient avant le Big Bang. Il y a toutes sortes de théories là-dessus, mais il y a très peu d’imagination, de spéculation et d’expérimentation sur ce qui aurait causé le Big Bang lui-même. Mais un musicien comme John Coltrane a développé toute une théorie (l’expansion) qui relève de la physique et qui joue sur son saxophone une conception de ce qui à ses yeux crée le Big Bang. Voilà un exemple qui démontre qu’à partir des sons, on peut mettre en œuvre une théorie scientifique qui n’est pas nécessairement une réponse à un problème, encore moins une solution pratique à mettre en œuvre de suite, mais qui peut donner une nouvelle proposition au monde scientifique qui peut se rendre compte qu’elle ne perd rien en essayant de répondre aux défis qui se posent à lui par le son. Pour moi, aller plus loin signifierait donc la fin de la catégorisation des artistes comme des activistes, mais rechercher plutôt d’où proviennent nos idées les plus innovatrices, provocatrices, conceptuelles, intéressantes, et ce quelqu’en soit le domaine.
C’est peut-être à cet endroit-là qu’agit une initiative comme «Chimurenga» qui roule sur ses 15 ans. Qu’est-ce qui au départ vous a mettre sur pied ce projet éditorial et artistique ?
Il y a le contexte d’abord. A l’époque, je vivais en Afrique du Sud qui émergeait de l’apartheid et se posait des questions existentielles et d’identité propres aux nouveaux pays. Un pays qui se trouvait sur le continent et qui avait longtemps été séparé de celui-ci, encourageant une certaine animosité et xénophobie. Et moi en tant que Camerounais vivant là-bas, j’ai été interpellé par tout cela. Ma réflexion dès lors était celle de voir comment dépasser ces mythes qui nous séparent, l’idée de l’Etat-nation et comment elle devient une frontière entre nous-mêmes et les autres. Il était question de développer un travail qui nous permet de nous voir dans l’autre et vice-versa. Chimurenga aura été cette réponse-là. La musique en termes de constitution et de circulation avait déjà apporté une autre réponse. La musique bakongo par exemple se trouve dans plusieurs pays et dépasse les prescriptions linguistiques ou esthétiques. J’ai donc imaginé un espace intellectuel, une publication dans laquelle lorsque nous parlons de Fela Kuti ou de la politique au Cameroun par exemple, que nous ne soyons pas contraints dans nos petits espaces, de faire en sorte que les idées puissent circuler. Dès le départ, la musique était pour moi une référence. Nous avons essayé ça comme une publication pouvant circuler sur le continent. Depuis 15 ans, nous essayons ainsi d’apporter toutes nos archives, nos réflexions, nos réalités matérielles dans les sujets que nous traitons.
Cette publication se décline en plusieurs supports et formats. Pourquoi cet éclatement de présence au monde, en public ?
Pour moi, le concept de publication ne se limite pas spécifiquement à un support papier. Le concept de publication veut dire pour moi mettre en public, faire public. Dans ce cadre-là, nous cherchons chaque jour les idées les meilleures et les sujets applicables à un support particulier. Nous avons par exemple commencé une station de radio, travaillons dans l’espace public, faisons des installations, organisons des événements… Tout ça pour moi veut dire publier. Il y a n somme beaucoup de façons de publier, de rendre public.
L’autre élément d’éclatement c’est également les langues de publication : anglais, arabe, allemand. Cela participe aussi de cette volonté de ne pas se limiter j’imagine !
Naturellement. Cela participe aussi pour nous de dire comment cette question de l’Afrique dans le monde me préoccupe ; comment est-ce que nos idées sont portées dans d’autres contextes ? Contexte ici ne se limitant pas seulement à la géographie ou à l’histoire, mais aussi à l’intellect qui est porté par la langue. Quand nous produisons un numéro en allemand, nous devons gérer le fait que cette langue a ce qu’on appelle en anglais des «blind spots». En faisant ce travail de traduction, non seulement nous pénétrons dans d’autres territoires, mais nous nous retrouvons aussi dans ceux-ci et expérimentons le fait pour nous de dire nos réalités dans d’autres langues. Notre projet à Chimurenga est de produire un langage qui nous permette de critiquer réellement et fondamentalement notre vécu et d’innover dedans.
En 15 ans d’aventures, qu’est-ce qui vous semblent devoir relever des joies ou des citadelles prises par Chimurenga ?
L’une des plus grosses satisfactions de mon point de vue c’est que quelques soient les domaines ou les espaces où nous nous sommes engagés, on l’a fait entièrement. Il y a par exemple des gens qui ne nous connaissent que par la radio. On peut trouver qu’ils ne sont pas assez curieux, mais moi j’apprécie cela car il permet à chacun d’apprécier le projet à sa manière. Nous n’imposons ni une façon de lire ni une façon d’écrire, encore moins de parler. On essaye à chaque fois de travailler le contexte dans lequel nous sommes. Toutes nos actions se tiennent et tentent de développer une cohérence.
Après la radio, le papier et internet, c’est quoi l’avenir de Chimurenga ?
Je ne pense pas qu’il y ait une projection qui dit : «la destination c’est ceci». Le plus important pour vous répondre c’est d’être à fond dans notre présent, d’être au moins témoin de ce que nous sommes en train de vivre. L’une des choses que nous discutons c’est cette projection. On parle souvent de ce que l’Afrique n’est pas, de ce que l’Afrique pourrait être, mais il y a très peu de gens qui parlent de ce que l’Afrique est ! Et pourtant, il y a tant de choses qui se passent. Que l’on prenne le temps de regarder et d’apprendre pardi ! Regarder très attentivement nos espaces, nos matérialités, nos efforts. Le faire n’est pas réactionnaire ou anti-progressiste, mais relève selon moi d’une méthode qui est plus liée à notre culture, une approche différente de la temporalité qui ne repose pas sur le triptyque passé-présent-futur !
Que voyez-vous lorsque vous regardez la créativité en cours sur notre continent ?
Nous n’avons que la créativité ! C’est ce que nous apportons au monde par-dessus tout ! C’est à travers notre créativité que nous avons apporté le plus d’impact au monde. Quand on regarde simplement le XXè siècle par exemple, cela est très visible.
Recueilli par Parfait Tabapsi à Dakar