Critiques

Fabriquer les regards et ses « formats »

Du 12  janvier  au  28  février, l’IFC de Yaoundé a accueilli l’exposition de photographie «Fabriquer les regards» dont le vernissage a mobilisé une foule indescriptible de spectateurs dont l’ambassadeur de France au Cameroun.

28 photographes et une centaine d’œuvres proposées ou créées pour donner corps et âme au produit de la perception artistique visuelle. Ailleurs et en d’autres circonstances, au regard du nombre d’artistes et des  créations, l’expo aurait mérité de meilleures modalités de se faire valoir. Elle aurait en effet dû se produire dans un espace qui offre des conditions adéquates de consommation de l’art. Hélas, le producteur, l’Ifc, Global Studio et le collectif Kamera, porteurs du projet 4×4 ainsi que le commissaire de l’expo Landry Mbassi ont réussi le tour de force d’implémenter, de formater le beau concept aux dimensions des intérêts (et opportunités) conjoncturels et structurels d’une photographie camerounaise en quête de visibilité et de reconnaissance sur les plateformes internationales.

Dans cet élan corporatiste d’impulsion d’un mouvement professionnalisant porté sur les enjeux de positionnement des «images camerounaises» sur les scènes africaine et mondiale, on imagine dès lors les arbitrages, les compromis de «formats» que les parties prenantes ont dû gérer pour donner naissance et sens à cette expo. Fruit d’une résidence d’ateliers pratiques et théoriques du Projet 4X4 dont l’objectif est de «contribuer au développement  de la photographie au Cameroun, plus précisément dans le domaine de la jeune création visuelle», relève Rodrigue Mbock, le directeur de Global Studio.

En parcourant Fabriquer les regards, elle soulève de bout en bout de sa structuration la question de son format ou de ses formats, entendus comme dimensionnement conceptuel, productif, créatif, esthétique et de mise à consommation du contenant et des contenus artistiques. Le titre-thème en soi suggère une force d’intention, de vision et de réalisation. Il invite le spectateur à s’introduire, scruter, se confronter, découvrir des sujets, des êtres, des formes, des ambiances, des tempérances, des situations, des rêves, des spectres sortis de la forge, ce lieu-muse, ce lieu-dieu de l’artiste qui nous masque et/ou démasque. Mais de notre position de regardeur, il s’agit de voir plus que l’image. D’être l’être ou l’anti-être de ce que nous propose le photographe. 

C’est à travers le foisonnement des genres photographiques que le format conceptuel de l’expo se trouve éclaté, donnant ainsi lieu à multitude de foyers de liberté d’expression, de propositions artistiques et de déclinaisons esthétiques. Du portrait au documentaire, en passant par le reportage, la fiction, etc., les  points de vue  des différents artistes sur les faits sociaux, réels ou imaginaires, offrent parfois  des images  de niche. Il en est ainsi de la série documentaire L’heure rouge (2017) d’Antoine Ngolkedo, une intrusion chez les amazones du commerce du sexe. Le portait Kemit Woman (2017) de Sarah Tchatchoua, montre une femme vue de dos, dont le profil semble faire corps avec le paysage austère de la savane herbacée du nord Cameroun. Landry Mbassi a présenté un portrait-fiction de sa série en cours, Les chiens de la république (2015-2017) qui présente la tête d’un homme enserrée dans une muselière. Dans son documentaire La Déforestation, (2016), Fabrice Ngon dégage le clivage entre l’extrême pauvreté des populations et l’exponentielle déforestation de leur milieu de vie. La question identitaire est au cœur des œuvres de Brigitte Nga Ondigui. Elle a documenté les scènes de danses traditionnelles du Cameroun dans Costumes et parures du Cameroun forestier (2O17). Dans le même sillage identitaire, s’inscrit le reportage documentaire Conservation, (2017) de Perez Mekem avec ses images sur le fond des âges des peuples Grassfield de l’ouest Cameroun. C’est  stupéfait que l’on regarde effectivement et miraculeusement Des Clous dans la tête, (2017), d’un homme, de Rodrigue Mbock.

Cependant, l’exercice de voir, de déguster l’unicité, le monopole de chaque œuvre a été rendu difficile par le format du lieu d’exposition malgré l’ingéniosité du commissaire de le domestiquer en proposant un format scénographique de sauvetage. C’est dire que le hall de l’IFC n’offrait pas les meilleurs avantages techniques et esthétiques, pour accueillir cette expo d’envergure, au vu du nombre d’exposants et des œuvres. A cet effet, l’IFC aurait dû construire plus d’enjeux professionnels autour de cette manifestation, en montrant Fabriquer les regards dans les conditions idéales qu’offre, par exemple, la Galerie d’art contemporain de Yaoundé rénovée, financée par le programme C2D (Contrat de Désendettement et de développement). 

Exposer ? Oui. Mais en sacrifiant quelque peu l’art d’exposer que maîtrise d’ailleurs très bien Landry Mbassi, sous le poids du pouvoir d’un espace inapproprié, et de l’entente associative des participants. Face à la combinaison de toutes ces contraintes, la solution scénographique s’est traduite par une exposition-archipel. Autrement dit des iles-artiste(s)/œuvre(s). Dans la compression du champ visuel qu’impose le couloir des pas perdus de l’IFC de Yaoundé, comment aurait-il été possible d’offrir à chaque œuvre une zone spatiale de privilège et d’exception de mise en valeur exclusive de ses «frontières» d’autorité, de pouvoir et de vie, sans subir le brouillage, le rayonnement, l’influence de la géographie ou le territoire expressif d’une autre œuvre ?  
Martin Anguissa

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