Entretiens

Kangni Alem : « Les mythes liés à la communauté afro-brésilienne sont forts romanesques »

Les enfants du Brésil, votre nouveau roman, peut se lire comme la suite d’Esclaves, votre roman paru en 2009. Qu’est-ce qui motive cette suite ?

Je ne saurais donner une réponse satisfaisante. J’avais des envies contradictoires. Ce roman est une expérience bizarre pour moi-même. J’avais le choix de ne pas le publier. Esclavesen soi avait beaucoup dit. Mais au fond, comme un scénariste de série, j’avais envie d’épuiser le sujet et de l’élargir à un autre horizon. La seule chose à laquelle je croyais en le publiant, c’est que je voulais tester le dispositif autour du personnage nommé Velasquez, pour le faire revenir dans un roman qui m’obsède, un roman consacré à la figure de deux enfants du Brésil deux figures afro-brésiliennes togolaises, Sylvanus Olympio et Tavio Amorin. Je considère donc ce roman moins comme une suite d’Esclavesqu’un nouveau projet dont il contiendrait les linéaments.

Par certains côtés la description physique que vous faites de Cardinho Santana, le personnage principal de votre roman, fait penser à vous. Aussi, on est curieux de savoir si vous êtes vous-même un enfant du Brésil ?

Je n’ai aucun ancêtre revenu du Brésil, mais je comprends et admire le destin des enfants du Brésil. Les mythes liés à cette communauté sont forts romanesques. Je ne suis pas certain que Santana me ressemble physiquement, en quels points me ressemblerait-il ? Quand il était enfant, ou comme plongeur sous-marin ? Néanmoins, je concède l’idée que je suis le narrateur omniscient, celui qui sait comment les notes de voyage ont été prises pour écrire le roman. J’appelais cela déjà dans mon premier roman «le narrateur sans qualités». Celui qui sait tout, mais reste en dehors de l’histoire, du moins essaye d’en rester à la lisière.

Lire aussi : « Les enfants du Brésil » : l’histoire est une affaire de dévoilement

En définissant d’emblée, et on pourrait rajouter uniquement, les peuples de la côte du golfe du Bénin comme des vendeurs des hommes, ne courrez-vous pas le risque de renforcer leur rejet de cet épisode de leur histoire ?

Je n’ai plus de doute sur la réalité complexe du commerce triangulaire. Et surtout, l’évolution des mentalités quant aux droits de l’homme ne doit pas nous leurrer : il y a eu des acheteurs, et il y a eu des vendeurs ; reconnaître cela c’est rendre justice à la l’Histoire. De toute façon, aucune mémoire humaine n’est parfaite, et les victimes et les complices fabriquent l’Histoire. Même le sentiment de rejet, avec le temps, pourrait être relativisé.

A contrario, on apprend de la bouche de Santana que la France et la Suède sont «des pays où tout ce qui touche à la participation de leurs citoyens à l’esclavage relève du tabou.» Comment peut-on, dans un contexte pareil, dépassionner le rapport à ce pan douloureux de l’histoire mondiale ?

Les positions de ces pays sont des positions d’une souveraineté rejetant toute moralisation de leur passé. Du fait que certaines thèses font des corrélations entre esclavage et génocide, les politiques publiques sont frileuses vis-à-vis d’une reconnaissance complète des actes liés à la traite, actes à la fois privés et publics. Le cas suédois est encore plus difficile à admettre au regard des standards modernes, puisque La Suède a signé des traités spécifiques pour vendre des esclaves sexuels dans plusieurs possessions ottomanes. Souvent, vous remarquerez que ce sont les actions associatives, les débats citoyens qui font bouger les lignes dans ces pays. Mais raison d’Etat et citoyenneté mettent du temps avant d’être en phase, même dans les grandes démocraties.

Kangni Alem avec son éditeur camerounais Joseph Fumtim à Yaoundé.

En plus du vaudou, vous faites intervenir entre autres des références musicales (Nana vasconcelos, Antonio Carlos Jobim, etc.) pour montrer l’influence africaine au Brésil. A l’opposé, dans quel sens les Afro-brésiliens ont-ils influencé les sociétés du golfe du Bénin ?

Beaucoup d’universitaires ont écrit sur le sujet, et démontré les influences à rebours. A la fin de mon roman Esclaves, j’indiquais l’influence de la bourgeoisie afro-brésilienne sur les débats politiques citoyens dans les luttes de décolonisation des pays du Golfe de Guinée. Paradigme assez volatil, mais important. Dans d’autres domaines, comme la cuisine, les métiers de l’artisanat, l’architecture, les influences en savoir-faire sont notables et durables. Sur le plan architectural, un livre récent signé Milton Guran et Roberto Conduru, Architecture Agouda au Bénin et au Togo montre brillamment cet héritage qui perdure.

Votre personnage Vélasquez est une allégorie de l’écrivain. Quel est selon vous le rapport que ce dernier devrait entretenir avec l’histoire, en comparaison avec une approche, disons plus scientifique, incarnée par Santana ?

Velasquez est un créateur, donc un activiste mémoriel, qui recherche les preuves sensibles ; Santana est dans la science, donc dans l’interprétation de données collectées. Entre les deux, le fossé est grand. L’écrivain ne devrait jamais oublier que sa fonction est de donner des couleurs à l’histoire, il a pour cela une méthode : sa foi dans les capacités de l’imagination.

Recueilli par Timba Bema

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