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Hommage : Glissant du Tout-Monde

Le grand écrivain Edouard Glissant n’est plus. Il a quitté le jour pour amorcer l’ascension du grand morne que personne ne descend. C’était le 3 février dernier, à Paris.

Bien que la parole de ce poète, romancier et essayiste martiniquais n’ait pas pris racine en nous comme celle de ses compatriotes Aimé Césaire et Frantz Fanon, je rêve d’une grande veillée en son honneur. Et je la souhaite ouverte, franche et dense comme celle que les habitants de Rivière au Sel organisent autour de la dépouille de Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove de la Guadeloupéenne Maryse Condé. J’ai la nostalgie de nos veillées funèbres d’autrefois. Les deuilleurs y prolongeaient l’existence du mort en contant sa vie, et les endeuillés se préoccupaient plus de sa mémoire que de la ripaille d’après sa mise en terre.

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Si une telle nuit a lieu et qu’il m’est donné d’y prendre la parole, je préluderai avec l’avant dernier fragment d’un poème de La terre inquiète, le recueil d’Edouard Glissant que j’ai lu à pleine voix en mi-février pour dire à Bafoussam qu’un baobab a chuté. Je dirai ce verset de Versets comme on prononce les mots d’un disparu pour inscrire sa présence dans un lieu :

Par le viol sacré de la lumière imparfaite sur la lumière à parfaire,/

Par l’inconnue la douceur forçant la douceur à s’ouvrir, /

Vous êtes amour qui à côté de moi passe, ô villages des profondeurs,/

Mais votre eau est plus épaisse que jamais ne seront lourdes mes feuilles./

Et que dire de l’Océan, sinon qu’il attend ?

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A la suite de cette déclamation, je parlerai à l’attention de ceux qui n’ont pas besoin de savoir qui on lamente pour répondre à l’appel du tam-tam funéraire : Edouard Glissant est né le 21 septembre 1928 dans le Nord de la Martinique. Il porte le nom de sa mère (Godard) jusqu’à ce que son père le reconnaisse vers l’âge de neuf ans, lors de sa réussite à l’examen des bourses. Il est admis au lycée Schœlcher de Fort-de-France où il fait d’excellentes études et est impressionné par la personnalité de son enseignant Aimé Césaire. Il quitte son île natale pour la première fois en 1946, pour poursuivre à Paris des études de philosophie (à la Sorbonne) et d’ethnologie (au Musée de l’Homme). Parallèlement à ses études et à ses activités de critique, il écrit et publie ses recueils Un champ d’îles (1953), La terre inquiète (1955) et Les Indes (1956) qui sera remarqué par la critique. Son premier roman, La Lézarde, qui remporte le prix Renaudot en 1958 lui apporte la renommée et le succès.

Parce que l’action politique complète chez lui la création littéraire, il collabore à la revue Présence Africaine et participe aux congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956 et à Rome en 1959. C’est à ce deuxième congrès qu’il rencontre le Guadeloupéen Albert Béville qui a pour nom de plume Paul Niger. Il fonde avec cet administrateur des colonies et quelques autres le Front antillo-guyanais qui milite en faveur de la décolonisation des Antilles et de la Guyane françaises. Taxé d’atteinte à la sûreté de l’Etat, le Front est dissous en 1961 par un décret du Général De Gaulle. Edouard Glissant est arrêté en Guadeloupe, expulsé, interdit de séjour aux Antilles et assigné à résidence en France métropolitaine.

Il retourne en Martinique en 1965 et fonde l’Institut Martiniquais d’Etudes en 1967, pour donner aux jeunes Antillais un enseignement qui s’accorde avec leur géographie et leur histoire. C’est dans le même souci de valoriser la créolité antillaise qu’il créé en 1971 la revue des sciences humaines Acoma. Ces activités militantes ne lui empêchent pas de poursuivre son œuvre exigeante et féconde. Elle s’enrichit d’essais (Soleil de la conscience, L’intention poétique, Le discours antillais), de romans (Le quatrième siècle, Malemort, La case du commandeur), de recueils de poèmes (Le sel noir, Le sang rivé, Boises) qui lui valent une large audience internationale. Il est appelé à l’Unesco et nommé en 1981 à l’important poste de directeur du Courrier de l’Unesco. Il quitte cette institution en 1988 pour occuper le poste de Distinguished Professor à l’Université de Louisiane, puis la chaire de littérature francophone à l’université de New York en 1994.

Créateur du concept d’antillanité (qui dépasse plutôt qu’il ne réfute la négritude), Edouard Glissant étoffe sa pensée de ceux de relation, de créolisation et de tout-monde, et les développe dans ses nouveaux essais (Poétique de la relation, Introduction à une poétique du Divers, Traité du Tout-Monde, La Cohée du Lamentin, Une nouvelle région du monde, Philosophie de la relation), sans cesser d’écrire des romans (Mahagony, Tout-Monde, Ormerod, Sartorius), des recueils de poèmes (Pays rêvé, pays réel, Fastes, Les Grands Chaos) et des poétries (Conte de ce que fut la tragédie d’Askia, Parabole d’un moulin de Martinique, La folie Celat). Sa renommée va sans cesse grandissante et son nom est plusieurs fois cité parmi les écrivains susceptibles de recevoir le Prix Nobel de Littérature. Il est fait docteur Honoris Causa de plusieurs universités et devient en 1993 Président honoraire du Parlement International des Ecrivains.

Alors que son œuvre littéraire est célébrée dans d’importants colloques à travers le monde, Edouard Glissant poursuit son combat politique et citoyen en créant à Paris l’Institut du Tout-Monde et en écrivant avec son compatriote Patrick Chamoiseau des textes de circonstance : Quand les murs tombent, l’identité nationale hors la loi ? et L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama. La terre, le feu, l’eau et les vents, une anthologie de la poésie du Tout-Monde sera le chant du cygne de ce grand souffle de la littérature contemporaine. Il repose au cimetière du Diamant en Martinique, non loin du Mémorial de l’Anse Caffard qui rend hommage aux disparus de la traite négrière.

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Et j’ajouterai, pour ceux qui préfèrent la parole du mort pour les vivants à la parole des vivants pour le mort, quelques réponses d’Edouard Glissant au questionnaire de Proust de la revue Lire. C’était en 2005, lorsque parut La Cohée du Lamentin :

Le bonheur parfait : Etre très loin et très près de tout.

Principal trait de caractère : L’impatience. Par exemple, face aux pièges techniques (ceux des ordinateurs…)

Principal défaut : L’impatience. Et de ne pas savoir la contenir ou l’atténuer.

Figures historiques : Les figures des peuples, de tous les peuples.

Héros aujourd’hui : Comme tout un chacun, Gandhi, Luther King et Mandela.

Voyage préféré : En direction et autour de la Martinique.

Qualité préférée chez un homme : L’intuition, toujours très improbable, de la féminité. Et chez une femme : La légèreté qui ne pose pas.

Ecrivains préférés : Faulkner, Segalen, Saint-John Perse, Césaire.

Compositeur préféré : Beethoven et les improvisateurs de Jazz. Et les chansons créoles.

Livre culte : Absalon ! Absalon ! de William Faulkner. L’inextricable absolu.

Film culte : Les enfants du paradis.

Peintre préféré : Matta et Wifredo Lam. Deux cohées du divers.

Boisson préférée : Le punch et le mabi, boissons caraïbes, à la fois natifs et métis. Couleur préférée : Le mauve et les couleurs composés, qui hésitent, s’évaporent.

Plus grande réussite : Aucune. Ce serait la fin de tout, du moins selon moi.

Devise : Changer en échangeant.

Plus grand regret : D’avoir laissé passer l’occasion de rencontrer certaines personnes que j’admirais ou appréciais. Regret égoïste.

Talent souhaité : De savoir déchiffrer les mystères techniques de la musique. Occupation préférée en dehors de l’écriture : Lire partout, grands textes, échos en fracture, morceaux de paysages, hasards des sports.

Façon de mourir souhaitée : Je ne sais pas. Montaigne n’est pas facilement imitable. Epitaphe : Ci-gît Glissant. A-t-il vraiment cessé de trembler ?

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Dans sa préface à Le cercle des représailles, recueil de trois pièces et un poème dramatique de Kateb Yacine, Edouard Glissant dit en parlant des écrits du fromager des lettres algériennes qu’il y a des œuvres qui vont proprement au fond de notre époque, qui s’en constituent les racines inéluctables et qui, à la lettre, en dégagent le chant profond. La fréquentation de ses écrits m’amène à reprendre ces mots pour son propre compte, tant ils témoignent de la diversité, de la complexité et de la modernité de notre monde.

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Je ne sais à quand remonte mon premier contact avec des vers de Glissant. C’était sans doute dans une anthologie de poésie ou dans un manuel de littérature. J’ai été rebuté par l’opacité de son écriture, ce qui m’a contraint pour ce qui est de la Martinique à me cantonner à celle moins volontariste de Césaire. Mais les grandes œuvres, dit Jean-Michel Maulpoix, ont ceci de singulier qu’elles semblent nous attendre. Mon tête-à-tête avec les mots d’Edouard Glissant eut lieu un soir d’avril 2009. J’étais dans le hall de l’Atrium de Fort-de-France. La comédienne Sophie Bourel lisait Les Indes devant un public considérable. Quelle lecture ! Quelle écoute ! La bouche qui transmettait était en parfaite symbiose avec les oreilles qui recevaient. Et j’ai été saisi, remué, transporté !

Depuis La traversée de l’Américain Robert Hayden, je n’avais rien entendu d’aussi poignant sur le voyage vers le Nouveau Monde des fils et filles qu’une rapacité sans nom arracha à l’Afrique : «Un d’eux, qui profitant d’une mégarde des chiourmes, tourne son âme vers la mer, il s’engloutit. Un autre abâtardi dont le corps est sans prairie, sans rivière, sans feu. Un qui meurt dans sa fiente consommée à la fétidité commune. Un ici qui sait sa femme enchaînée près de lui : il ne la voit, mais il  l’entend faiblir. Et Un qui sait sa femme nouée au bois là-bas d’un négrier : il ne la voit mais il l’entend partir. Un encore dont le gourdin a cassé quelque côte, mais on punit le marin peu économe du butin. Et Un qu’on mène sur le pont, une fois la semaine, que ses jambes ne pourrissent. Un qui ne veut marcher, immobile en sa mort déjà, qu’on fait danser sur la tôle de feu. Un qui attend l’inanition, il se refuse à avaler le pain mouillé de salaison ; mais on lui offre de ce pain ou du fer rouge sur la flamme, qu’il choisisse. Un enfin qui à la fin avale sa langue, s’étouffe, immobile dans sa bave rouge. Cela se nomme d’un nom savant dont je ne puis me souvenir, mais dont les fonds marins depuis ce temps ont connaissance, sans nul doute.»

Je revois la Française égrenant les chants avec entrain et mesure. Je revois les Martiniquais s’abreuvant des chants avec tension et réserve. Je me revois écoutant l’une et regardant les autres, je me revois captivé et ému, je me revois tressaillant et craquant à l’épilogue du chapelet de souffrances : Nous somme fils de ceux qui survécurent. Je pense avoir mieux cerné l’âme antillaise ce soir-là et ai regretté de ne rien comprendre au créole : j’aurais mieux perçu Lézenn (traduction en créole de Les Indes) lue deux jours plus tôt dans le même hall par le comédien haïtien Ruddy Silaire. Aux passeurs de mémoire, je dis ma gratitude !

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C’est à Avignon que j’ai pour la première – et unique – fois rencontré Edouard Glissant. On était en juillet de l’année 2009. Dieudonné Niangouna jouait Attitude Clando au Jardin de la rue de Mons. A la sortie de la Chapelle du Verbe Incarné où il venait de donner une conférence sur la Crise coloniale – Crise mondiale, je suis allé au-devant du maître. Il avait fière allure malgré son âge et son regard pétillait d’attention. Avoir ma main dans la main de l’homme-monde fut pour moi un moment d’émotion exaltante. Je lui ai parlé de la lecture de Les Indes / Lézenn en Martinique et il m’a semblé ravi. Il s’apprêtait, malgré la fatigue, à répondre à mon interrogation sur son précepte Je réclame pour tous le droit à l’opacité quand son chauffeur est arrivé.

Depuis lors je lis – et relis – ses essais, ses romans, ses poésies et ses poétries (qu’il définit comme étant à la fois poèmes, contes et palabres) pour percer à jour sa quête de l’ombre.

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Le peu que j’ai compris au verbe de Glissant me permet d’approuver le poète et critique Théophile Obenga quand il déclare dans un essai (Sur le chemin des hommes publié en 1984 par Présence Africaine) qu’au temps dû, la poétique d’Edouard Glissant  – drue dans la vertu secrète de ses images – s’éclairera davantage, un jour, pour notre bonheur. Et ajoute que l’hommage que l’on doit rendre à Edouard Glissant, pour son œuvre féconde et magnifique, doit être sans couture, d’un seul mouvement de haute reconnaissance.

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En ce temps où l’intolérance et le sectarisme reprennent du poil de la bête, lire Glissant qui écrivait en présence de toutes les langues du monde devient indispensable, ne serait-ce que pour comprendre ses concepts de pensée archipélique, de créolisation et de Tout-Monde. De la pensée archipélique que lui a inspirée la géographie des Antilles, il dit en 2005 dans un entretien à la revue Riveneuve Continents : «Un archipel est une réalité troublante et belle : dans un archipel chaque île ne se suffit pas à elle-même. Si une île se suffit à elle-même, elle se renferme et se sclérose. Dans un archipel, chaque île est liée à la prochaine puis aux autres. Une pensée archipélique est une pensée de la solidarité et du doute.» Déjà, il avait écrit dans son Traité du Tout-Monde : «La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie. Est-ce là renoncer à se gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en archipels précisément, ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons.»

De la créolisation, il dit dans le même traité : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. On prévoirait ce que donnera un métissage, mais non pas une créolisation. » Et il ajoutera dans l’entretien susdit : « Quand on a fait venir les Africains comme esclaves dans les Amériques, il était tout à fait inattendu que ces esclaves, maintenus au rang de bêtes, créent un art musical aussi fondamental et universel que le jazz. Le jazz a été valable pour le monde entier, or c’est un art qui a été fait par métissage, avec les rythmiques de base de l’Afrique noire et avec les instruments occidentaux. C’est un métissage totalement inattendu, que ces gens réduits à un tel état de servitude aient pu créer un art aussi universel. »

Et parlant du Tout-Monde il écrit : « J’appelle Tout-Monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité. Les poètes l’ont de tout temps pressenti. Mais ils furent maudits, ceux de l’Occident, de n’avoir pas en leur temps consenti à l’exclusive du lieu, quand c’était la seule norme requise. Maudits aussi, parce qu’ils sentaient bien que leur rêve du monde en préfigurait ou accompagnait la Conquête. La conjonction des histoires des peuples propose aux poètes d’aujourd’hui une façon nouvelle. La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation. » Et il dira dans un entretien au magazine Télérama en 2010 : « Je crois à la mondialité. Au mouvement qui porte les peuples et les pays à une solidarité contre les mondialisations et globalisations réductrices. Etre indépendant, c’est peut-être entrer dans ces mouvements du monde. » Faisons mieux qu’écouter la parole, d’Edouard Glissant, vivons-la !

Par Kouam Tawa, Poète dramatique, Bafoussam, avril 2011

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