Anne Rachel Aboyoyo Aboyoyo : « La célébrité littéraire chez nous est illégitime »

« Art et action : Auctorialité littéraire, politique et culture de la célébrité » est le titre du deuxième numéro de la revue « Résonnances » portée par l’Atelier de critique et d’esthétique littéraires (ACEL), un laboratoire de recherche logé à Yaoundé I. A la faveur de sa sortie, nous avons donné la parole à la jeune chercheuse en littérature qui y a exploré la thématique intitulée : « Des choix discursifs bigarrés à une légitimation tatillonne dans l’écriture littéraire camerounaise ». Elle s’explique ici sur sa conception de la littérature camerounaise, ses défis et les moyens de sa légitimation.
Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir ce sujet pour votre contribution à cette somme récemment publiée?
Je peux me permettre, en toute modestie, de revendiquer un parcours de lecteur et de consommateur averti du texte littéraire. Mes lectures m’ont permis de procéder presque naturellement à une comparaison du déploiement des imaginaires que charrient les textes de divers horizons, notamment, et en rapport avec mon parcours académique, les textes d’auteurs d’expression française, et surtout ceux des Français et des Camerounais. J’ai eu ainsi la possibilité d’observer, au-delà des invariants de l’effet de vie dont parle Mathieu Münch, qu’il y a un problème de patrimonialisation de l’art dans l’écriture littéraire camerounaise, par rapport aux autres écritures littéraires.
Justement, qu’entendez-vous par « écriture littéraire camerounaise » ?
Loin de moi l’idée de rentrer dans la querelle sur la définition de l’expression « littérature camerounaise », à laquelle certains opposent une non-existence sous prétexte de l’absence d’une langue locale pour la porter. Je pense là notamment à des théoriciens comme Charles Binam Bikoï ou Charly Gabriel Mbock. J’adhère pour ma part à une appellation que me suggère la pensée d’Ambroise Kom, pour qui la littérature camerounaise est l’ensemble des œuvres de fiction produites par les Camerounais.
Pourquoi affirmez-vous que l’écriture camerounaise se fait par réaction ? Y voyez-vous une faiblesse ontologique ?
Vous me posez là une question en rapport avec la raison d’être même de mon point de vue. Telle que perçue par une historiographie diachronique, l’écriture littéraire camerounaise est une écriture de réaction : réaction à la pénétration coloniale, réaction à la violence coloniale, réaction à la violence postcoloniale avec tous les avatars d’une société perdue dans sa conceptualisation d’elle-même, une réaction à la réalité politique ambiante… Et je ne dis pas que cela est négatif ! d’où toute la valeur que je donne au second volet de votre question. Je pose que cela met la littérature camerounaise en situation épistémologique défensive ; la défensive étant une situation de faiblesse qui montre une impréparation et une absence d’anticipation idéologique. Le résultat c’est la fragilité, la frilosité même du milieu et des êtres livrés ainsi à toutes les formes d’agression possibles.
A quoi serait-due cette situation épistémologique défensive et en quoi consiste-t-elle ?
Il y a dans la rencontre entre les êtres et les peuples un jeu d’exercice du pouvoir et c’est à la force de la politique d’un pouvoir qu’on évalue sa rentabilité. Et la force ici c’est la force de conception de soi, de conception d’un type de société à même sinon de rivaliser avec les autres peuples, mais aussi de s’imposer aux autres peuples. Il faut avoir donc des textes fondateurs d’utopie de la socialisation et de la socialité. Par exemple, dans la littérature française, vous lirez des textes comme La princesse de Clèves de Mme de Lafayette qui théorise la conception de l’amour et la réalisation de celle-ci en situation maritale, avec pour tension idéologique le paradigme du respect du devoir. Et on est là dans les questions de sexualité qui fonde l’individu. Je pourrais donc me demander quel est le type de sexualité que les textes de chez nous proposent, puisque c’est le premier élément de constitution de l’individu, et par ricochet de la société. Je vous répondrais en convoquant L’enfant de la révolte muette de Camille Nkoa Atenga dans lequel l’ami aide l’époux à avoir un fils parce que ce dernier n’engendre que des filles. Dans le roman Sous la cendre le feu d’Evelyne Mpoudi Ngollé, l’intrigue porte sur une relation incestueuse entre le père et sa belle-fille qu’il a pourtant élevée, rendant l’épouse complice. Ces deux exemples mettent en lumière une utopie de la sexualité non réglementée, ce qui fabrique une ontologie fragile.
Vous dîtes aussi que l’écriture camerounaise à sa naissance durant la colonisation était fille de son temps. Que faut-il entendre par là ?
C’est un secret de polichinelle que l’Afrique, et donc l’Afrique en miniature qu’est le Cameroun, est un lieu d’épanouissement de la littérature orale. Si l’on tient Batouala de René Maran pour le premier texte de fiction nègre et qu’il n’a paru qu’en 1921, à quel moment paraît Nanga Kon et à la faveur de quelle présence si ce n’est la présence coloniale ? encore que ce texte est écrit en langue nationale ! Les textes de Louis-Marie Pouka, reconnu comme l’un des pionniers de l’écriture littéraire camerounaise, tanguent entre la révérence à la métropole et son rejet dans un sursaut de dignité humaine. Vous le voyez, la colonisation a fécondé l’imaginaire littéraire du Cameroun et même, elle lui a servi de moule et cela ne s’est pas encore arrêté.
Vous invoquez une écriture en rupture épistémologique d’avec la métropole. Comment se sont côtoyées ces deux formes d’expression littéraire et comment structurent-elles le champ littéraire au Cameroun dans les années postindépendance ?
Cela ne pouvait être finalement qu’une relation chagrine, faite de condescendance à peine polie et de réaction ardente contre une mission civilisatrice qui n’en était pas une au fond. L’exemple de Pouka est parlant, ceux de Mongo Beti, Calixthe Beyala et des autres aussi. En situation postindépendance, on peut observer une relation de domination sibylline marquée par une folklorisation de la littérature, à cause de la fragilité de la légitimation endogène, lorsqu’elle existe, et à cause de sa grande dépendance à la légitimation exogène qui expatrie l’imaginaire.

Pouvez-vous illustrer votre point de vue ?
C’est l’influence des prix littéraires étrangers chez nous qui me permet d’avoir ce point de vue. Il y a un besoin de reconnaissance qui les pousse à rechercher des prix de renommée à l’international qui sont pourtant assujettis à des lignes éditoriales qui ne sont pas rentables pour la formation d’une idéologie nationale. Tenez par exemple L’intérieur de la nuit de Leonora Miano qui campe un pays où le ridicule des insurrections politiques n’a de pareil que le cannibalisme des populations ; ou alors Le sein t’est pris de Séverin Cécil Abega qui indique que la case faite en toit de paille est plus risible qu’une maison en tôle. Où se situe la valorisation de l’habitat de chez nous ? Où se situe la promotion du mode de vie de chez nous ? Il y a là un malaise de l’être par rapport à son environnement.
Venons-en aux postures médiatiques des auteurs camerounais. Comment se présentent-elles de manière générale selon vous ?
La posture médiatique désigne l’image d’auteur qui se fait autour de son texte, soit par son propre discours, soit par les discours critiques de tous ordres, qui indiquent le positionnement artistique et idéologique en présence. Pour moi, ces postures manquent de tension idéologique patrimoniale et donc de sincérité fondamentale. C’est mon point de vue. Elles s’inscrivent dans l’accréditation des thématiques qui ne fondent pas une identité fiable et solide. Il y a en filigrane une grande dépendance à un exotisme qui me semble très dangereux.
En quoi consisterait cette dangerosité liée à la dépendance à l’exotisme telle que vous l’évoquez ?
C’est le danger de la fabrication des êtres inconsistants, parce qu’ils n’ont pas de valeurs propres ; ils sont ouverts à toutes sortes d’emprunts qui en font carrément des zombies. Je peux me permettre d’établir un rapport illustratif de ce que je dis là avec la dépigmentation de la peau : on est mal dans sa peau parce qu’on n’est pas l’autre, et finalement on n’est ni l’autre ni soi ; on se destine à être esclave. Cela n’est-il pas dangereux pour vous ?
Pour ce qui est de la reconnaissance des auteurs, notre environnement souffre d’une absence de prix littéraires dignes de ce nom et réguliers. Quel commentaire cela vous suggère-t-il ?
Trois problèmes sont soulevés par votre question. Le premier porte sur la systématisation de la comparaison entre les instances de légitimation des pays dits développés et celles du Cameroun, alors que les parcours socio-politiques et historiques ne sont pas les mêmes. Le deuxième est celui de la conception et de la réalisation de la politique culturelle nationale, et le troisième est celui de la conception de la notion de célébrité dans un pays qui a à peine 60 ans d’âge et qui semble très peu préoccupé par sa propre mise en concept. Il y a du pain sur la planche.
Bien sûr que oui. Et cela m’amène au problème de la conception de la notion de célébrité chez nous. Comment se construit-elle et quelle est son incidence sur la création littéraire ?
Ce n’est pas moi qui vous apprendrai que la célébrité se construit autour de la consommation du texte littéraire. La réception chez nous est marquée du sceau de la faiblesse de la lecture de masse. Il reste donc deux instruments de mesure de la beauté et de la pertinence du texte littéraire que sont les critiques et la canonisation par l’entrée dans les programmes scolaires. Les circuits d’appréciation de ces instruments sont flous à mon sens pour l’instant. Dans ce cas, la célébrité chez nous est illégitime, quelle qu’elle soit ! Elle relève dans ce cas de la célébration de l’égo qui va se surdimensionnant au mépris des valeurs et de la lisibilité d’une idéologie mobilisatrice du narratif national. La porte est ainsi ouverte plus aux récits de vie sans ligne directrice claire pour la nation.
Toujours au chapitre des prix, ils sont nombreux les auteurs camerounais qui en remportent à l’international. Quel peut en être l’incidence sur l’écriture littéraire du terroir camerounais ?
Naturellement, l’incidence c’est l’expatriation de la pensée et de l’imaginaire camerounais. Vous savez que les prix sont portés par des visées idéologiques et des lignes éditoriales.
Quelles stratégies de légitimation endogène pourrait-on mettre dès lors sur pied pour donner un coup de pied dans la fourmilière et faire avancer notre littérature ?
La légitimation suppose qu’un arrangement se fasse entre les gouvernés, qui sont convaincus de la justesse du droit exercé sur eux par les gouvernants, et ces derniers. La légitimation fixe le cap vers une conception générale. Il y a donc une critériologie des œuvres à célébrer qui doit être mise sur pied par les gouvernants et dans laquelle les gouvernés doivent se retrouver puisqu’on ne peut pas embastiller l’inspiration des auteurs ; il faut que les textes qui doivent être célébrés répondent aux canons fixés en amont.
Le paysage littéraire actuel présente une multiplication de maisons d’édition, d’ateliers d’écriture et autres activités de promotion de la littérature comme les foires. Quelle analyse faites-vous de ce foisonnement littéraire tous azimuts ? Est-ce là pour vous le signe d’un éventuel renouveau salvateur pour notre littérature ?
Ce que vous appelez foisonnement littéraire, je peux l’appeler agitation littéraire qui relève de l’animation artistique, et qui peut donc aboutir à ce que vous nommez «éventuel renouveau salvateur pour notre littérature » et que moi j’appelle recherche de la gloriole à deux sous. Je m’explique : le principe de la multiplicité des initiatives personnelles n’est en aucun cas garant de la qualité et de la pérennité de ces initiatives, parce qu’il n’y a pas une vision nationale et des règles qui la structurent. La preuve, ce foisonnement que vous mentionnez achoppe sur l’impact du temps, même si du point de vue de l’animation il est préférable au vide complet.
Entretien avec Parfait Tabapsi