Merlin Nyakam : Je veux montrer une autre Afrique
Au sortir du spectacle de restitution du projet « l’Afrique en chantier » le 25 mai 2022 à l’Institut Français du Cameroun de Yaoundé, le danseur que l’on ne présente plus nous a reçus pour évoquer le projet et ses ambitions pour la danse.
Vous séjournez au Cameroun votre pays natal dans le cadre du projet de danse « Afrique enchantée en chantier ». Pouvez-vous nous le présenter ?
L’Afrique enchantée en chantier est un projet que j’ai mis en place officiellement en 2014, après avoir remarqué que dans les médias occidentaux – comme je vis en Europe-, quand on parle de l’Afrique, c’est toujours en termes de guerre, de famine, que de choses qui sont négatives. Ce n’est pas mon Afrique à moi, celle qui me représente. J’avais envie de faire un projet où je veux montrer une autre image de l’Afrique : joyeuse, poétique, légère et surtout pleine d’espoir. Ça c’est le côté enchanté. Pour le côté chantier, il faut former. Il y a de bons danseurs chez nous mais il faut cadrer. Il leur faut une formation pour professionnaliser le métier de danseur. La formation dans le cadre de ce projet se déroule en quatre sessions. La première a eu lieu en 2021. Nous sommes rendus à la deuxième session avec la résidence de création au Goethe Institut avec restitution, ainsi que celle de l’Alliance française de Garoua au nord Cameroun.
Le but est aussi d’aller trouver les danseurs les régions. Généralement tout se passe à Yaoundé, alors que tout le monde n’a pas toujours les moyens de venir à la capitale pour tirer profit de cette expérience. Garoua s’est donc bien passé. A la faveur de ce nouveau festival 237 Danse, et parce que l’Institut français du Cameroun est partenaire de notre projet, il fallait qu’on ouvre le festival par la restitution de « Afrique enchantée en chantier ». Et là, pendant une nouvelle résidence, on a dû retravailler encore avec les danseurs pour donner un beau spectacle ce soir à l’IFC (25 mai 2022)
On entend de plus en plus parler de danse de création afro-contemporaine. Au juste comment la définissez-vous ?
En Europe, j’ai toujours défini mon travail comme de la danse afro-contemporaine. Je sais que ça dérange certains de mes confrères chorégraphes africains, qui trouvent que c’est réducteur de dire afro. Moi j’assume. Afro-contemporain parce que je pars de la tradition vers la modernité. La chance que nous avons comme Africains, c’est que nous avons des danses patrimoniales. Elles sont immenses, nombreuses, qui doivent nous servir comme matière à la création. Et pour pouvoir la détourner, il faut la maitriser.
Dans ce projet, nous travaillons sur les danses patrimoniales auxquelles il faut former les danseurs pour s’en servir comme matière à la création. Pour ce spectacle, on a travaillé sur deux rythmes : le benskin et le bikutsi. La façon dont c’est mis en scène, les gens vont comprendre comment on part de la tradition pour aller vers la modernité. Comment on peut raconter notre africanité, notre Cameroun aujourd’hui au monde entier.
S’agissant de la formation, avec quels matériaux avez –vous travaillé ?
De la tradition simplement. Je viens de la tradition orale. Quand j’étais tout petit et que j’assistais aux histoires que racontait grand-père sous l’arbre, pour moi c’est le comédien, le chanteur, le slameur. Mon univers de création est inspiré de toutes ces choses, de tout le quotidien et de toute la culture africaine. Donc la matière sur laquelle on se base ce sont ces histoires racontées, nos danses traditionnelles. Et je ne vous ai cité que deux rythmes qui ont énormément de pas. Prenons seulement le bikutsi, il y a tellement de pas que moi-même je ne les connais pas tous. J’ai choisi ces deux rythmes pour faire comprendre aux danseurs que nous avons la chance d’avoir des danses traditionnelles qui doivent nous servir de matière pour la création.
Il y a très longtemps on avait interdit aux gens de la danser en Europe. Quand les religions sont arrivées, Louis XIV a créé le ballet, c’est-à-dire qu’il fallait faire de la danse classique. Plus personne ne faisait de la danse traditionnelle. C’est lorsque de grands chorégraphes se sont affranchis de cette danse codifiée et exprimé leur envie d’être libre corporellement, que la danse contemporaine est créée. Ils ont eu envie de partir dans quelque chose de plus abstrait et de tout ce qu’il y avait de danses à cette époque, dont ils se sont inspirés pour aller plus loin. Dès lors, quand on parle de danse contemporaine par rapport à un chorégraphe, c’est son univers. Quand la danse contemporaine arrive en Afrique, on a l’impression que c’est une forme de danse, un style de danse, mais non. On est dans le monde contemporain. Aujourd’hui c’est le monde contemporain. Hier a été contemporain aussi. On ne doit pas se laisser avoir par ce mot contemporain pour croire que c’est la dignité de danser comme les blancs ; pour croire qu’on est en train de faire la danse contemporaine. Si vous sortez quelque chose de son contexte, si je prends la danse africaine, le benskin ou le bikutsi, je le sors de son contexte. Je sors peut-être de la musicalité, de la mise en espace : l’utilisation de l’espace est différente. Au lieu d’imaginer que le public est en face de moi, je l’imagine derrière, sur les côtés, ça change tout.
Quel est l’état des lieux de la danse de création afro-contemporaine dans le circuit de diffusion internationale et au Cameroun où on la découvre ?
Nous avons du travail à faire. Elle n’est pas reconnue dans le monde. C’est à cet effet que nous avons mis en place le projet AEC. C’est pour toutes ces problématiques-là. Aujourd’hui, il y a deux chorégraphes africains reconnus dans le monde entier : les Burkinabé Salia Sanou et Serge Aimé Coulibaly. En Afrique centrale, il y a des personnes comme moi. Des personnes comme James Carlos qui sont dans autre chose qui n’est pas du tout de la danse de création afro-contemporaine mais plutôt vers le jazz qui est aussi de la danse de création. Nous sommes très peu sur le marché international. C’est parce qu’on ne donne pas assez de visibilité aux compagnies d’ici alors que cela est important pour que celles d’’après n’aient plus tout ce travail-là à faire.
Quelle évaluation faites-vous de l’interprétation par les danseurs du spectacle de restitution AEC de ce soir à l’IFC ?
Disons qu’il y a un constat assez surprenant parce que la plupart sont des professionnels. Mais là j’ai souvent l’impression que c’est comme si c’était des enfants qui apprenaient à nouveau. Ça se comprend. Je crois que le fait pour moi d’être aussi leur idole les influence et parfois ils n’osent pas aller loin. Alors que ce que je leur demande c’est qu’ils existent, d’oser se tromper et d’assumer le fait de nous tromper. Dans le spectacle vivant, si tu te trompes et que tu assumes, le spectateur n’y voit que dalle. Cependant, je suis assez confiant parce qu’ils sont conscients du travail à faire, de l’évolution à suivre. Ils savent qu’il y a du boulot.
C’est cette génération qui doit travailler au maximum pour qu’il y ait plus d’espaces afin que les danseurs et chorégraphes qui vivent en Afrique présentent leurs travaux. Dans le projet, nous tenons compte de l’accompagnement des chorégraphes et leur conseillons de créer des spectacles qui vont plaire au public africain. Pour l’instant, ils créent pour plaire aux Occidentaux. Pourtant, ils vivent en Afrique. Ça n’a pas de sens. Et le public africain se dit « Ah, votre danse contemporaine-là on n’y comprend rien ! ». Ils ont raison. C’est trop abstrait pour eux. C’est pour cela que je les sensibilise à utiliser les matériaux que nous avons, connus de tous, pour interpeller le public. Autrement dit, il faut intéresser le public à l’exemple de cette création où on utilise deux rythmes bien connus des Camerounais, le bikutsi et le benskin. On aurait transformé les pas de danse qu’on l’aurait amené ailleurs. Si on leur propose des choses qui sont très loin d’eux, ils ne pourront jamais payer pour regarder.
Votre spectacle « Hominideos » créé en 2020 est annoncé au Cameroun en 2023. Qu’est ce qui fait sa particularité ?
Depuis que je crée, que je me considère comme chorégraphe, j’ai toujours fait la danse de création. Dans Hominideos, ça m’a toujours intéressé de travailler sur l’humain et son comportement. Mon questionnement est de savoir si on ne va pas finir par détruire notre planète. Dans Hominideos, la question que je me pose c’est : que reste-t-il d’humanité en l’humain que nous sommes ? Je suis parti de l’époque de l’homme de Cro-Magnon à l’homme moderne. Dans ce spectacle, il y a l’évolution de l’humain. Au début, on est vraiment comme le Cro-Magnon et puis ça avance, on se redresse. On est enduit d’argile qui laisse des empreintes comme nos ancêtres en ont laissé.
Quand on regarde autour de nous, ce qui se passe dans le monde entier, les guerres, les catastrophes, on se demande quel monde on veut laisser à nos enfants qui sont le futur. Je pointe du doigt les problèmes et j’interpelle le public à trouver des solutions ensemble. Je ne suis pas un donneur de leçons, je prends du recul et je dresse le constat. En tant que créateur, j’ai la chance de dire tout haut ce que les gens n’osent pas dire. On dira que je suis un fou mais au moins je l’aurai dit.
Recueilli par Martin Anguissa